« Nous n'avons pas fait l'exorcisme de la guerre », entretien avec Nelson Saúte

Nelson Saúte (1967, Maputo) est un personnage encore méconnu dans mon pays d’origine, l’Allemagne. Ma curiosité fut décuplée lorsque, au cours d’un voyage à Lisbonne en 2011, je tombais sur un de ses livres de contes, O Apóstolo da Desgraça (Dom Quixote, 1999). Je le lis, au cours de mes allers-retours en train à Estoril, avec beaucoup d’intérêt et cette fascination que nous sentons lorsque nous découvrons de nouveaux mondes et de nouvelles réalités. A cette époque, je me consacrais à l’étude de la littérature latino-américaine, mais je sentais l’impulsion intrinsèque de m’aventurer sur d’autres continents. Ainsi, je commençais à m’intéresser à l’Afrique qui, dès le début, me posa nombre de questions et de défis que, jusqu’à aujourd’hui, je ne réussis à résoudre que partiellement. Une des personnes qui m’aida dans cette tâche ardue de compénétration interculturelle fut Nelson Saúte, avec en particulier deux anthologies incontournables qu’il édita : Nunca Mais é Sábado, anthologie de la poésie mozambicaine (Dom Quixote, 2004), et As Mãos dos Pretos, anthologie du conte mozambicain (Dom Quixote, 2001).

Nelson Saúte – licencié en Sciences de la Communication par l’Université Nova de Lisbonne et titulaire d’une maîtrise en Sociologie par l’Université de São Paulo – ne travailla pas seulement comme journaliste, enseignant d’université et éditeur, mais il est aussi auteur de plusieurs volumes de poésie, de contes et du roman Os Narradores da Sobrevivência (Dom Quixote, 2000). C’est pourquoi je jugeais extrêmement intéressant de rencontrer quelqu’un comme lui. Au cours de mon voyage de recherche au Mozambique en juillet 2014, j’obtins un rendez-vous.

Nelson Saúte me demanda de me rendre à son cabinet de la maison d’édition Marimbique situé à l’hôtel Pestana Rovuma, dans le centre de Maputo. Cet hôtel quatre étoiles est une référence architecturale importante pour qui commence à se repérer dans la ville. Il est attenant à la cathédrale métropolitaine, tout près de la place de l’indépendance, où, depuis 2011, une statue gigantesque de Samora Machel tend l’index de la main droite vers le ciel. Dans cette zone, confluent des rues aux noms de leaders communistes étrangers (Av. Ho Chi Min, Av. Vladimir Lenine, Av. Karl Marx), leaders de la FRELIMO (Av. Eduardo Mondlane, Av. Filipe Samuel Magaia), de résistants du XIX ème siècle (Av. Maguiguana) et de grandes dates commémoratives du pays indépendant (Av. 25 septembre, Av. 24 juillet). L’auteur lui-même reprend cette topographie mémorialiste dans son poème “Anos 80”:

Eduardo Mondlane fut le nom

de l’avenue sur laquelle

je débutais dans la toponymie de la capitale

(…)

Et tout ce cortège d’incongruités

habitant les feux conquis

par l’inquestionnable indépendance

je découvrais tôt Maguigana et toute la mythologie

de guerre sur mes indéfenestrables héros

dans la toponymie de la révolution1

En arrivant à l’hôtel, je montais jusqu’au neuvième étage en ascenseur. Un garde assis derrière une table me demanda mon identité et m’indiqua le chemin des bureaux, qui disposent d’une vue splendide sur toute cette « toponymie de la révolution ».

S’ensuit cette interview du 21 juillet 2014.

 

Dans quelle mesure pouvons-nous parler d’une littérature mozambicaine ? Selon Antonio Candido, pour que l’on puisse parler d’une littérature nationale, il faut qu’existent un groupe d’auteurs plus ou moins conscients de leur rôle, un public lecteur et un système de diffusion. Ce système existe-t-il déjà ?

Je crois que, d’une certaine façon, on peut déjà parler de littérature mozambicaine. Il y a déjà un corpus systémique de la littérature mozambicaine. Dans ladite génération des fondateurs, nous pouvons évoquer, pour la poésie, Noémia de Sousa, José Craveirinha, Rui Knopfli… je crois que, d’une manière consciente, ils fondèrent une certaine littérature. Il est évident qu’avant eux il y avait déjà quelques auteurs, mais je crois que c’est avec cette génération que la littérature mozambicaine gagne une formulation qui se systématiserait au fil du temps. Dans le cas de la fiction, cela se produit un peu plus tard. Il me semble que l’exemple le plus marquant est Nós Matámos o Cão-Tinhoso, de Luís Bernardo Honwana, mais il ne faut pas non plus oublier les livres d’Orlando Mendes et de Carneiro Gonçalves, qui mourut tôt et dont l’œuvre fut publiée de manière posthume. Mais je crois que c’est dans la période qui suit l’indépendance que la fiction gagne une grande consistance, avec la génération de Mia Couto, Ungulani Ba Ka Khosa, Suleiman Cassamo et, un peu plus tard, Paulina Chiziane, sans oublier Lília Momplé, Calane da Silva qui oscillait entre fiction et poésie, ou le poète, prosateur et dramaturge Leite de Vasconcelos. Par conséquent, une première génération de Knopfli, une seconde génération de Heliodoro Baptista, une génération post-indépendance avec Eduardo White et Armando Artur, aux alentours de la génération Charrua2. Si nous regardons avec une certaine distance, nous pouvons affirmer sans difficulté qu’il existe une littérature mozambicaine. J’ai pu le vérifier moi-même en constituant deux anthologies, l’une de poésie et l’autre de fiction. Aujourd’hui, il nous est possible de nous confronter à cette certitude : il y a une littérature mozambicaine selon les termes formulés par le Professeur Antonio Candido.

Nélson SaúteNélson Saúte

 

Ces anthologies sont très utiles, car elles permettent d’avoir une idée générale de la littérature mozambicaine.

On arrive à avoir une idée très large des chemins, des parcours, des thématiques, des styles, des postures de langue que la poésie a rendu possibles. Par la poésie, nous comprenons que la littérature mozambicaine a atteint tôt une nouvelle dimension de la modernité, à la croisée d’une certaine tradition d’oralité africaine.

Quelle est la situation des éditeurs mozambicains ?

Cela fait onze ans que je suis éditeur à la Marimbique. Auparavant, je faisais partie du projet Ndjira, fondé en 1996. Plus tard, je m’en suis éloigné pour en rejoindre un autre. En plus de Ndjira et de la Marimbique, il y a la maison d’édition Alcanque, qui a aussi une certaine vitalité. Je ne voulais pas faire de liste pour ne pas en oublier. Il y a une certaine énergie dans l’édition, mais, de façon très différente de ce qui avait lieu il y a vingt ou trente ans, quand la littérature connaissait une résonance importante, principalement dans la presse, qui lui consacrait des pages littéraires importantes, comme la Gazeta de Artes e Letras. Il y avait la page « Lire et Écrire » du Jornal de Domingo. Dans le Jornal de Notícias, il y avait une page qui avait eu plusieurs noms, parmi lesquels « Pala Pala ». Dans le Notícias da Beira, il y avait la page «Diálogo». Là, les auteurs avaient un premier moment de réception et il y avait une intermédiation entre les auteurs et le public. La ligne éditoriale telle qu’on la connaît aujourd’hui n’existait pas à l’époque, c’était une forme d’édition très artisanale, aujourd’hui elle est bien plus professionnalisée. A la radio et dans les télévisions émergentes, il avait des programmes dédiés à la littérature. De nos jours, les gens sont peu réceptifs. Je crois que l’on peut considérer que la pratique du journalisme culturel a disparu, ce qui n’aide pas à rendre compte de ce mouvement dynamique des maisons d’édition. On parle du pouvoir d’achat des Mozambicains. Je crois que le problème n’est pas là, mais dans les mauvaises habitudes de lectures, dans les postures à propos de l’acquisition de biens culturels, pas aussi enthousiastes que ce que l’on pourrait espérer… Il faut transmettre la culture au public, avoir des programmes qui encouragent la lecture, des propositions pour mieux équiper les bibliothèques municipales et les écoles… Les gens doivent se confronter aux livres pour les aimer. S’ils n’ont jamais vécu avec des livres, ce n’est pas à l’âge adulte qu’ils commencent à en acheter. Le livre n’est pas un bien de consommation existentiel pour la majorité des personnes. Pour moi, il l’est…

Aujourd’hui, Maputo est une ville à la dynamique propre, en croissance, avec une classe moyenne plus ou moins conséquente. On le voit au type de transports qu’ils utilisent, au type de maisons qu’ils habitent… ce ne sont pas seulement des expatriés. Il y a des Mozambicains qui ont un certain pouvoir d’achat, mais ceux-là n’ont pas de livres à la maison. C’est une génération qui n’a pas grandi avec des livres. Le travail des maisons d’édition est entravé par cette difficulté, mais, comme je cultive l’espoir, je crois que c’est un problème de moment, que nous allons surpasser. Je vois qu’il y a plusieurs centres d’intérêts dans ce travail de divulgation littéraire. S’il n’y a pas de réception, s’il n’y a pas de travail d’intermédiation, les personnes ne vont pas avoir d’initiation littéraire, et ne vont pas être capables d’aller vers les auteurs et les livres, et le travail des maisons d’édition va diminuer.
Cathédrale et Hôtel RovumaCathédrale et Hôtel Rovuma

 

« Tout de suite, qui vient de l’Europe, celles qui l’accompagne ont l’air de stars de télévision », vous écriviez dans le conte «A apresentação do falecido»3.  Cette phrase nous fait réfléchir sur le rôle des Européens et des blancs aujourd’hui. Il y a une image stéréotypée qui se forme à chaque époque. Comment a évolué l’image des Portugais de l’époque coloniale jusqu’à aujourd’hui ?

Ce texte a dû être écrit il y a vingt ans. Ce n’est pas la même vision qui est restée des Portugais. Il y a plusieurs manières de voir les Portugais, tout comme ces derniers voient la société mozambicaine de différentes manières. Après l’indépendance, il y avait encore un conflit fort entre les ex-colonisés et les ex-colonisateurs. Ensuite, des relations s’établissent au fur et à mesure, des dialogues se construisent… En 1983, si je ne me trompe pas, le président Samora Machel se rend au Portugal pour une visite qui se révèle importante dans le dégel des relations. Le président portugais, Ramalho Eanes, se déplaça aussi ici. Le fait que l’une des ses première actions ait été de rendre un hommage sur la Place des Héros fut un acte symbolique important. La façon dont cette relation se formula au fil des années changea beaucoup. Aujourd’hui les Portugais sont éparpillés dans le monde, c’est une sorte de retour massif. On voit des Portugais dans les domaines de la restauration, de la construction… on voit des jeunes Portugais, beaucoup à cause de la crise au Portugal, qui, je crois, vivent ici sans difficultés, parfaitement intégrés. Le climat entre Portugais et Mozambicains a radicalement changé.

Je suis allé au Portugal à cette époque, et aujourd’hui, quand j’y retourne, je sens que ce n’est pas la même chose. Le Portugal aussi a changé, il accepte mieux l’altérité, mais aussi la différence. Surtout, le Portugal accepte mieux son passé. J’ai l’habitude de dire, en plaisantant, que l’on doit beaucoup de ce qui arrive de positif dans notre relation avec les Portugais aux Angolais. C’est une métaphore de nos relations. L’Angola, après avoir surmonté la guerre, se développa d’une façon impressionnante, l’économie angolaise s’invita dans le quotidien des Portugais, les relations devinrent économiques, plus fluides… Le pouvoir d’achat des Angolais les libéra d’un certain stigmate et des regards pesants. Nous-même étions regardés d’une manière plus stigmatisée encore. Sans doute que le stigmate est inversé aujourd’hui, et qu’ils regardent tous les Africains comme qui a un pouvoir d’achat élevé et qu’il faut bien traiter. Nous passâmes d’un certain éloignement à un rapprochement dicté par cette capacité que les Angolais, surtout eux, introduisirent au Portugal. C’est juste une anecdote, mais je crois que les Portugais regardent les Africains d’une manière différente, les Mozambicains, les Anglais, les Guinéens, les Santoméens, les Cap-Verdiens… Je ne vois pas de conflits, de xénophobie, je crois que cela n’existe pas. Au contraire, je vois une relation beaucoup plus tranquille, plus distante de l’époque historique de scission avec l’indépendance, mais basée sur les intérêts mutuels, intérêts économiques ou de tout autre ordre. Ce côté conflictuel a été dépassé. Aujourd’hui, on ne parle presque plus de cela, les opportunités, les différentes propositions dans divers domaines… donc ils ne sont plus tant que ça des stars de la télévision.

Statue Samora MachelStatue Samora Machel

 

A l’époque coloniale, il y avait deux classes intermédiaires entre les deux pôles, les assimilés et les métisses. Est-ce que cela a encore un quelconque poids aujourd’hui ?

Cela s’est dilué. La société mozambicaine est très tiraillée, non plus racialement mais d’un point de vue économique. Aujourd’hui, la ville de Maputo a des zones densément peuplées par des expatriés de différentes nationalités, pas uniquement portugaise, qui vivent là car ils en ont les moyens : ils appartiennent à des multinationales, des ambassades, etc. Mais un grand nombre de Mozambicains vivent dans les mêmes ensembles immobiliers. Nous avons une ville d’élites : la Polana et Sommerschield, le quartier central, la Coop; la classe moyenne à Malhangalene; la classe moyenne basse à Alto Maé; puis les banlieues traditionnelles: Chamanculo, Mafalala, un vrai bouillon de cultures; enfin les nouvelles banlieues qui ont surgi autour de Grande Maputo, comme Matola, Belo Horizonte, Zimpeto, etc. Il y a une classe moyenne florissante, dynamique, forte, presque totalement post-indépendance, de jeunes trentenaires. C’est une ville parfaitement stratifiée depuis toujours. Depuis que Lourenço Marques a été fondé, il y a toujours eu des zones destinées aux plus exclus d’un point de vue économique, et des zones où les plus intégrés économiquement pourraient habiter et vivre ensemble. Évidemment, Maputo est un grand centre où tous convergent pour travailler. Le dimanche, Maputo est une ville bien moins habitée, il n’y a personne, pas de vie. A midi, les gens commencent à disparaître au profit des cités dortoirs. La texture de la réalité de 1975 s’est complètement diluée. Aujourd’hui, je ne dirais pas que dans la zone, les assimilés vivent ainsi, non… ce qui se passe c’est que ceux qui ont un fort pouvoir économique ont migré vers Sommerschield et Polana, quand ceux qui n’en ont pas ou qui n’en ont plus ont été poussés vers les zones limitrophes ou les banlieues. Ce qui subsista fut la compétition socio-économique. Je parle seulement de Maputo. Cela peut être plus ou moins extrapolable à d’autres centres urbains, mais Maputo est une ville plus complexe, où il est possible de voir ces importantes différenciations sociales.

 

Dans quelle mesure cet espace urbain dialogue avec l’espace rural ?

Je ne dirais pas espace rural, mais espace périurbain. Le monde de la ruralité est venu à la ville, et avec elle, ses valeurs. Ce sont des mondes très différents dans la façon d’être, mais les codes restent identiques chez les personnes. La transition campagne-ville est récente. Les gens vivent dans les villes, mais restent attachés à certaines pratiques culturelles de la campagne. C’est visible dans le quotidien. Ce que je trouve intéressant dans la ville de Maputo, c’est que beaucoup de choses cohabitent. De ce point de vue, c’est une ville riche, car elle est riche culturellement, riche d’une grande variété de religions : il existe des églises les plus variées, on rencontre des minarets musulmans, des églises protestantes, méthodistes, catholiques, judaistes… On trouve des symboles de diverses cultures et civilisations qui se mélangèrent dans cet espace. C’est très intéressant de voir la manière dont les personnes s’habillent, ce qu’elles font dans leur quotidien, les influences culinaires, les odeurs, les arômes… au marché, il y a tout ce melting-pot des cultures. C’est une ville ouverte sur la mer, sur les civilisations. Ici, convergent les langues, les cultures, les peuples, les postures, les façons de vivre, la campagne et la ville, de l’africain le plus traditionnel à l’occidental le plus moderne. Tout converge ici. Je trouve ça fascinant.

On peut également observer cette diversité dans le reste du pays, mais les frontières du Mozambique ne respectent pas les frontières linguistiques.

Les cultures et les langues transgressent les frontières.

 

Aujourd’hui, existe-t-il un sentiment d’appartenance à un espace culturel ?

Ce sentiment quasi indéfinissable de quelqu’un qui appartient à une patrie, à un lieu, à des valeurs aux siens, à l’endroit où il a enterré ses morts – je crois que cela existe. Je pense que nous nous différencions des Sud-africains, des Zimbabwéens, des Tanzaniens, bien que les frontières puissent avoir des confluences. Être Mozambicain n’est pas monolithique. Des personnes très différentes se sont « mozambicanisées », ou ont grandi dans cette réalité et sont parfaitement Mozambicains. Politiquement, cela peut être difficile de rencontrer cela, du fait de la politique au pouvoir. Dans la réalité quotidienne, c’est un pays pacifié, qui accepte la différence, l’altérité… le Mozambicain n’est pas reconnaissable par sa couleur de peau, mais pour ce auquel il s’identifie, par les valeurs, par le sentiment d’appartenance. C’est une société tolérante.

 

Au Mozambique, on parle beaucoup des différences culturelles entre le Nord et le Sud, entre les cultures matriarcales et patriarcales. Cette différence est-elle forte, ou les cultures matriarcales ont-elles été supplantées aujourd’hui ?

Ce n’est pas un sujet que j’ai étudié, mais je sais que dans la ville cela s’est beaucoup atténué. Dans d’autres zones je ne saurais pas dire. J’ai l’impression qu’il continue à y avoir des formulations matriarcales fortes dans certains endroits, avec des affirmations culturelles, dans la langue, dans la posture de ces communautés, mais je n’ai pas de données concrètes.

Dans «A Curandeira de Polana»4, nous pouvons lire : « Soit dit en passant, à Maputo, il n’y a personne qui ne fréquente pas le guérisseur ». Est-ce toujours le cas actuellement ?

Je ne sais pas…peut-être que cette affirmation est vraiment forte, mais c’est une métaphore pour montrer que, même si on a migré vers les villes, la tradition est restée en nous. Dans les cérémonies officielles, lors des grandes inaugurations, des grands événements, il y a toujours une intervention de pontes traditionnels. Dans une population qui est urbaine depuis quarante ans – le phénomène est relativement récent, depuis les années 1970 – , tout le fondement culturel ancestral subsiste. Même lorsque d’autres pontes se croisent, des pontes religieux par exemple, ils n’entrent pas en conflit, ils cohabitent. On ne s’en rend pas compte à l’œil nu, mais dans les souterrains de la société, si.

 

Dans Os Narradores da Sobrevivência, vous écrivez : « […] à une époque ou les grands ne mettaient pas les pieds dans les églises ni même n’admettaient des cérémonies pour invoquer les ancêtres, tout ça parce que la révolution était païenne […]»5.Actuellement, quelle est la relation du FRELIMO avec la religion ?

Elle a changé. Un des premiers actes symboliques a été celui du président Joaquim Chissano se rendant à la messe. Il y a eu une époque durant laquelle les dirigeants, principalement eux, ne fréquentaient pas l’église, et la religion avait été « oblitérée ». Plus aujourd’hui. Je vois des personnes à responsabilité publique qui sont religieux. Mais c’est un état laïque. Le président de la Commission Nationale d’Élections6 porte des vêtements qui rendent sa religion évidente. C’est vu pacifiquement. Les gens font ce qu’ils veulent, se respectent. Il y a une transformation forte, structurelle pour une société beaucoup plus complexe, polysémique, ouverte, diverse… il n’y a plus de règles, cela a été dépassé.

Comment avez-vous vécu pendant les guerres, votre famille et vous ?

Nous vivions dans la ville, nous vivions le siège que la ville vivait, mais je ne peux pas avoir l’arrogance de dire que nous souffrions de la guerre, non. La guerre arriva près de la ville, mais nous bénéficiions du privilège d’être défendus par l’État. Nous avons suivi la violence de la guerre. Mon imaginaire est l’imaginaire de qui vit ces années, de qui fut tourmenté, mais j’ai été un privilégié, je n’ai pas subi les épreuves par lesquelles sont passés nos concitoyens dans la brousse, qui furent enlevés, violés, qui moururent, tout le malheur de ces seize années de guerre, qui j’espère ne reviendront pas. Maintenant les oiseaux de mauvaise augure planent dans l’air…. ce serait tragique pour le pays.

Hôtel Pestana Rovuma et le Conseil MunicipalHôtel Pestana Rovuma et le Conseil Municipal

Dans le conte «A árvore que sepultou o meu avô», nous rencontrons le passage suivant : « Histoire de la guerre, ni écrite, ni contée, elle est dans notre silence, dans notre honte collective, dans notre lutte. »7 Ce silence sert-il à éviter de remuer le traumatisme ?

Nous n’avons pas fait l’exorcisme de la guerre. Hier je regardais un documentaire sur la Commission de la Vérité et de la Réconciliation en Afrique du Sud…

 

Existe-t-il une commission similaire au Mozambique ?

Non, il n’y en a pas. Nous n’assumons pas ce qui s’est passé. Nous avons fait une sorte de réconciliation, qui n’a pas été complète au niveau politique, il y a eu une intégration dans la société et vingt ans après les fissures, les blessures de la guerre ont ressurgi. Hier, en voyant ce processus violent en Afrique du Sud, avec la Commission de la Vérité, face à cette image de l’évêque Desmond Tutu s’écrouler en larmes devant la cruauté qu’on était en train de révéler au tribunal, je me suis demandé si ici il n’y avait pas de place pour un certain exorcisme de guerre. J’ai ressenti un conflit latent, une belligérance qui s’exprime encore vivement aujourd’hui. Vingt ans après l’Accord Général de Paix, nous n’avons toujours pas dépassé le problème de la guerre. Nous avons mené une lutte silencieuse, nous avons accepté, nous nous sommes accusés mutuellement… les accusations sont comme un avantage politique, dans un moment de belligérance parlementaire ou dans la presse. Il n’y a pas eu de réflexion nationale sur ce que cela signifiait et je pense que ça s’est échappé de notre mémoire rapidement. Nous sommes face à un risque de retrouver ce scénario. J’espère que c’est loin maintenant. Pour une grande génération de Mozambicains, la guerre est un phénomène très lointain. Ou ils n’en ont pas souffert, ou ils étaient des enfants de dix ans quand la guerre a pris fin… Mais il y a une génération de traumatisés, d’estropiés, de personnes qui ont perdu des proches, il y a encore des gens qui n’ont pas trouvé leur morts, des deuils qui n’ont pas été faits. Il y a quelque chose qui s’est bloqué à l’intérieur des Mozambicains. Une certaine amnésie dans la politique. La thématique de la guerre a toujours servi pour faire de la politique de bas étage, dans le sens de discussions, mais aucune proposition d’une nouvelle société mozambicaine qui dépasse tout et qui permette une intégration entière. Je crois qu’il y a eu une acceptation minimum, l’intégration ne fut pas totale. En visionnant le documentaire sur l’Afrique du Sud, j’ai senti que là il y avait eu un énorme effort d’acceptation de l’autre, mais une acceptation s’appuyant sur l’énonciation de la vérité. Sur la guerre, il y a des accusations pour chacune des parties. La société a été violente à l’extrême, mais n’a pas eu un moment pour réfléchir. Honnêtement, je ne sais pas quel est le meilleur chemin, mais j’aurais préféré qu’on ait fait le deuil de cet exorcisme. Je ne sais pas comment il se fait.

Jusqu’à présent, il y a une amnésie politique, mais on parle de la guerre dans l’espace culturel et dans la littérature. La littérature peut-elle avoir un rôle thérapeutique ?

Oui, oui, mais si la littérature avait une très grande expression, si elle avait une expression résiduelle…

 

Il n’y a pas un très grand public lecteur…

Il y a plusieurs œuvres sur la guerre dans la littérature, dans le cinéma et dans le théâtre, mais aucune n’a provoqué un large débat. Tout est très circonscrit, presque clandestin.

 

Alors il n’y a pas de mouvements culturels et sociaux qui cherchent à réutiliser l’histoire par exemple, les anciens enfants-soldats.

Non, ils ont disparu. Un jour, il y aura un phénomène d’explosion qui révélera cette réalité tragique. Nous l’assumons dans le silence, mais après cela peut être un phénomène difficile à gérer. Il y a les enfants-soldats, les femmes violées, tant de choses qu’il faut penser et qui sont restées à moitié éteintes. La guerre fut d’une violence extrême et divisa de nombreux Mozambicains. Si nous avions un meilleur exercice de mémoire, peut-être que nous ne serions pas sur le point de répéter nos erreurs, comme ce qui se passe maintenant. J’espère que cela n’est qu’un mauvais moment de notre société à passer.

Le rôle de la femme dans la société mozambicaine est un aspect intéressant. La littérature aborde fréquemment la violence domestique. Comment est-ce que ce phénomène a évolué avec l’indépendance ? Le FRELIMO affirmait qu’il luttait pour l’égalité des sexes. A-t-il réussi à améliorer la situation ?

D’un point de vue symbolique, la femme a un rôle central dans la société mozambicaine. On la voit dans les centres de décisions, politiquement intégrée, etc. Socialement, la question est bien plus complexe. En termes symboliques, la société a fait des pas de géants. Il y a des femmes au Parlement, au gouvernement, dans différentes sphères de la société, mais au quotidien la question est beaucoup plus complexe.

 

Comment cohabitent la monogamie et la polygamie ?

Il y a une réalité plus souterraine. Elle n’est même pas clandestine. Ce sont d’autres réalités que parfois nous n’arrivons pas à capter aussi bien, ces réalités culturelles que la modernité refuse d’accepter et qui persistent même quand on les légifère. La loi n’admet pas la polygamie, mais elle existe. La polyandrie existe aussi. Les Occidentaux tendent à se positionner en juge moral, suivant une perspective eurocentrique. J’essaye d’expliquer ces phénomènes à mes amis en prenant le point de vue de l’autre, en essayant de leur dire que ça c’est la réalité. Je ne sais pas si elle est correcte ou non, mais c’est la réalité. La polygamie existe, il existe de tout. Dans une réalité si mélangée, par tant de cultures et de traditions, ce serait difficile d’effacer purement et simplement ces situations. Cela prend du temps à changer. S’il faut que cela change, je ne sais pas…

La polygamie a des racines très anciennes. Y a-t-il déjà eu un débat politique sur la possibilité de légaliser la polygamie ?

Il y en a déjà eu, mais ce ne fut pas un grand débat. Il est arrivé que le sujet soit abordé, mais toujours sous un point de vue occidental. Cela provoque de graves problèmes en termes sociaux, parce que dans ces multiples familles, il est parfois nécessaire de garantir des droits, principalement ceux des enfants, qui naissent hors de la « maison principale » et qui, dans ce conflit entre la société moderne et la traditionnelle, se heurtent à des lois hermétiques. C’est une réalité complexe, qu’il faut penser. Il est nécessaire, sinon de l’accepter, du moins de la comprendre.

Combien de langues du Mozambique parlez-vous ?

J’en parle peu. J’ai peu de pratique dans la langue du sud. Je parle un portugais basique. J’ai vécu quelques temps à Nacala, mais je ne comprends pas parfaitement la langue macua. J’aimerais avoir appris, mais ce n’est pas le cas. Le Mozambique est un pays très intéressant, qui a des langues variées, c’est une grande diversité.

 

Quelle fut votre première langue ?

Le portugais. Le portugais est la langue d’ici, du sud. Je parle peu le ronga, mais je le comprends parfaitement.

L’utilisation du portugais dans la littérature ne crée pas un problème de vraisemblance ? S’ils étaient réels, de nombreux personnages parleraient une langue bantoue, et non le portugais.

C’est un problème… mais si ton monde est celui de la langue portugaise, peut-être qu’il n’y aura pas ce problème. Nous cohabitons dans un tissu bien plus complexe et adverse en termes culturels et linguistiques. On peut se poser cette question. Cela peut être un élément de difficulté, principalement dans l’authenticité de certaines œuvres. Quand nous essayons de faire le portrait d’un monde qui n’est pas le nôtre, nous rencontrons des difficultés à le traduire, à le comprendre. Il peut même arriver que nous n’ayons rien compris de ce monde que nous croyons être en train de traduire.

Dans le futur, se peut-il que surgisse une littérature dans une de ces langues bantoues ou au moins un journal ?

Je ne sais pas… il y a quelques propositions… je ne sais pas… Nous avons tellement de langues, tellement de langues. Quelques auteurs écrivent en langues mozambicaines, mais c’est un phénomène très circonscrit. Si écrire en langue portugaise est déjà quelque chose de circonscrit, imaginez dans d’autres langues ! Mais c’est possible. Des journaux peuvent exister, mais pour l’instant il n’y en a pas.

En ce moment, écrivez-vous une œuvre ou vous dédiez-vous à l’édition ?

J’ai accordé plus de temps à l’édition. Je ne suis pas en train d’écrire, mais je m’y attellerai bientôt. J’ai des histoires à écrire.

 

  • 1. Extrait du poème “Anos 80”, in: Saúte, Nelson: Livro do Norte e outros poemas. Maputo: Marimbique, 2012, p. 105.
  • 2. Revue de l’Association des Ecrivains Mozambicains (AEMO), fondée en 1984.
  • 3. Saúte, Nelson: O Apóstolo da Desgraça. Lisboa: Dom Quixote 1999, p. 31.
  • 4. Saúte, Nelson: O Apóstolo da Desgraça. Lisboa: Dom Quixote, 1999, p. 41.
  • 5. Saúte, Nelson: Os Narradores da Sobrevivência. Lisboa: Dom Quixote, 2000, p. 29.
  • 6. Abdul Carimo Sau est musulman.
  • 7. Saúte, Nelson: O Apóstolo da Desgraça. Lisboa: Dom Quixote, 1999, p. 15.
Traduction:  Camille Diard

par Doris Wieser
Cara a cara | 27 janvier 2015 | literature, mozambique, Nelson Saúte