La chute de Salazar

Le « Parti des morts » portugais a organisé des performances à l’occasion du 3 août, date anniversaire de la chute d’António de Oliveira Salazar. Il ne s’agit pas ici d’une chute métaphorique, mais bien littérale : un accident domestique, une blessure à la tête d’un homme âgé, qui a conduit à la décomposition rapide et au démantèlement du régime Estado Novo. Selon une version, Salazar serait tombé d’une chaise longue, selon une autre, il aurait glissé dans sa salle de bain. Les partisans de la deuxième version affirment que la machine de propagande voulait présenter dans la presse l’image d’un vieil homme sage, lisant le journal dans une chaise longue et réfléchissant au sort de l’État, et non celle d’un vieillard nu et mouillé, ayant glissé sur une flaque d’eau dans la salle de bain.

On ne sait pas quelle version de l’incident est la bonne, mais il est évident que les régimes totalitaires s’appuient sur la censure, esthétisent les héros et les récits métaphysiques. Le « Parti des morts » a organisé des performances au fort Santo António da Barra et dans la rue qui porte encore aujourd’hui le nom de Doutor Oliveira Salazar. Curieusement, 51 ans après la Révolution des œillets, plus de 17 lieux en Portugal portent le nom de Salazar et plus de 700 ceux de personnalités du régime Estado Novo. Que faire d’une telle mémoire politique ? Faut-il démolir les monuments et renommer les lieux géographiques ? La question est complexe, mais la situation actuelle nécessite clairement une réflexion et des commentaires.

Les horizons éthiques changent : ceux que l’on appelait autrefois des pionniers et des explorateurs sont aujourd’hui considérés comme des colonisateurs et des marchands d’esclaves ; les « pères de la patrie » et les nobles chevaliers sont désormais considérés comme des psychopathes qui se sont battus pour le pouvoir et l’argent par tous les moyens, sans se soucier de la vie d’autrui. L’histoire doit être révisée. C’est un travail qui doit être fait afin de ne pas perdre notre liberté et de ne pas nous rendre complices de nouveaux crimes.

Le groupe artistique « Le Parti des morts » a été créé en Russie en 2017 ; ses membres ont réalisé de nombreuses performances sur le thème de la nécropolitique du régime de Poutine et de son parti. Dans une interview, l’artiste et membre du groupe Ivan Zagibly décrit ainsi la situation en Russie : « La dictature ne s’installe pas du jour au lendemain ; cela dure vingt ans. D’abord, les médias passent sous le contrôle total du parti, puis ce sont les tribunaux et le pouvoir législatif ; les ONG sont fermées ; de nouvelles lois restreignant les droits sont adoptées ; les ressources Internet indépendantes sont bloquées ; le nombre de prisonniers politiques augmente. La plupart des gens ne le remarquent pas : l’économie croît, les salaires augmentent, tout le monde s’y habitue. C’est comme l’alcoolisme : au début, boire tous les jours devient la norme, puis toutes les semaines, puis on vit par courtes périodes sombres, d’une beuverie à l’autre. À chaque étape, on a l’impression que tout est encore sous contrôle, on se trouve des excuses et on normalise le stade actuel d’intoxication.

Après l’effondrement de l’URSS, la Russie est passée d’un capitalisme sauvage et d’un « black-out » du pouvoir, où le contrôle est passé aux mains de groupes criminels, à un État autoritaire rigide, où tout est contrôlé depuis le centre par la répression, la censure et la propagande. C’est dans ce contexte que s’est déroulée la réhabilitation de Staline : des porte-parole ont fait leur apparition dans les médias, affirmant que le nombre de victimes du Goulag était moindre, que les répressions ne concernaient que des criminels et que la terreur pouvait être justifiée par la croissance économique et la « stabilité ».

De tels discours ne sont pas seulement visibles en Russie : dans de nombreux pays, les forces politiques manipulent leur audience par le ressentiment, en se tournant vers la puissance et les réalisations perdues, sans mentionner leur coût. D’où la question : les actions carnavalesques du « Parti des morts » ne dévalorisent-elles pas le discours politique ? La réponse dépend du public. Dans un contexte muséal ou académique, le discours peut se dissoudre dans le capital symbolique, mais pour le grand public, le geste artistique fonctionne comme un discours direct, même naïf, ou comme un mème. Aujourd’hui, les mèmes et les tweets sont souvent plus efficaces que les manifestes et les discours publics.

Le « Parti des morts » est lui-même devenu un média : ses chaînes sur les réseaux sociaux sont suivies par des milliers de personnes, et tout le monde peut créer un crâne « mème » avec une plaque textuelle et inscrire son message dans le cadre du parti. Il est intéressant de comparer ses actions avec les œuvres d’Artur Barrio consacrées aux victimes de la dictature. Dans la série Situacão T/T, 1 Barrio disperse dans la ville des paquets ensanglantés contenant de la viande et des os, confrontant les passants à la réalité physiologique de la torture dans la vie quotidienne, et non dans les pages des journaux. Ces paquets ne peuvent être qualifiés de mèmes : ils provoquent une situation de rue à laquelle participent la police, les pompiers et les passants occasionnels.

La performance « Le Parti des morts », organisée à l’occasion de la chute de Salazar, ne crée pas de situation de rue ; sa documentation est diffusée sur les réseaux sociaux sous forme de mèmes, ce qui reflète le travail des partis politiques contemporains. Selon des sources ouvertes, Donald Trump a dépensé environ 45 millions de dollars en publicité sur les réseaux sociaux dans le cadre de la campagne 2024, un montant probablement sous-estimé, car une partie des achats a été effectuée par l’intermédiaire de structures tierces qui ont promu des publications sur des thèmes criminels impliquant des migrants ou des publications de blogueurs d’extrême droite.

Si la politique passe à l’Internet, que faire de l’hypothèse selon laquelle l’Internet est le « royaume des morts » ? Tout d’abord, l’Internet ressemble à des archives ou à un cimetière : une grande partie du contenu a été créée par des personnes décédées ou des organisations qui ont fermé leurs portes ; une grande partie du trafic est générée par des robots, des crawlers et l’IA. Ainsi, le « Parti des morts » simule une « politique zombie » dans le « royaume des morts ».

Parfois, les actions du groupe ressemblent davantage à des rituels magiques qu’à de l’actionnisme. Au fort Santo António da Barra, par exemple, est apparu le message « POUTINE CROIT QU’IL GOUVERNE ENCORE LE URSS », une réinterprétation du titre de la dernière interview de Salazar, dans laquelle le journaliste de L’Aurore remarque que le dictateur vit dans son propre monde et est convaincu qu’il dirige toujours le pays. Ce geste, qui semble absurde, rassemble en un seul point les coïncidences du temps, des lieux, des flux de pouvoir et de la folie — un geste de désespoir ou un rituel accompli selon des règles obscures dans l’espoir de provoquer une nouvelle coïncidence et de renverser un autre dictateur, physique ou métaphorique. 

Outre cette inscription, d’autres phrases ont été remarquées sur les plaques…

 

Dieu, la patrie, la semence, le travail, la mort;

la dictature peut ressusciter, mais pas ses victimes;

les noms des victimes, pas ceux des meurtriers;

les morts n’ont pas de chefs et les vivants n’en ont pas besoin;

le patriarcat doit tomber;

la dictature a pris des vacances, mais elle est prête à revenir;

la dictature s’installe lentement, nous pouvons ne pas remarquer que nous nous empoisonnons;

assez de justifier les dictateurs par le succès économique;

les ambitions impériales font des morts;

les ambitions impériales font des morts;

chaque dictateur a un avenir incertain;

plus de dictatures = plus de morts;

Ricardo de Kores

 

par Partido dos Mortos
Mukanda | 4 août 2025 | Le Parti des morts, Salazar