L'écriture peut aussi être une source d'embarras, entretien avec l'écrivain malgache Jean Luc Raharimanana

Entretien réalisé avec l’écrivain malgache Jean Luc Raharimanana dans le cadre de l’événement organisé par Culturgest “Tisser le temps” le 2/12/2020. La conversation vise à clarifier le parcours professionnel de l’auteur, ainsi que l’impact de ses œuvres dans la lutte contre le colonialisme. Des sujets tels que la liberté personnelle et d’expression, l’art, les spectacles et la dramaturgie sont également abordés. 

Vous souhaitez nous parler de votre vie de dramaturge, d’essayiste, de romancier et de journaliste ?

Je ne suis plus journaliste depuis longtemps bien que je me tiens au courant régulièrement de ce qui se passe à Madagascar et dans le monde. J’ai toujours mes réflexes de journaliste, et quand j’ai des choses importantes à suivre, j’active mes réseaux et mes informateurs. De temps en temps néanmoins j’écris des articles pour des revues, d’autres amis journalistes me consultent. Mais ce n’est plus mon métier de base. 

En tant que romancier et essayiste, et poète aussi, je mène plusieurs écritures en même temps. Ça a été toujours comme ça. J’ai toujours mené de front plusieurs manuscrits. En ce moment, je viens de finir un recueil de poèmes, « La voix le loin », un recueil que je basculerai dans le théâtre, en travaillant la voix et la parole, et ce que j’entends les « percussions du quotidien », quand les mots font entendre leurs musiques et que ces sons et musiques reviennent en nous, le temps d’une journée. Chaque poème raconte donc un son, un battement en soi, qui rappelle la vie, le cœur. J’ai deux romans en cours, je ne sais pas très bien quand est-ce que je vais les finir. Le premier est une plongée dans les esprits qui peuplent l’imaginaire malgache, ainsi que les esprits qui ont surgi de l’horizon et qui ont tout bouleversé. Le second est un roman qui reprend la mythologie malgache, je veux créer une autre manière de dire les mythes de mon pays, les romancer pour en faire un récit d’aujourd’hui.  

Et en tant que dramaturge, je traverse une phase en ce moment, j’écris mes pièces et je les mets moi-même en scène. Je m’occupe de ma compagnie de Théatre, Soazara. Nous avons divers spectacles, de la lecture musicale à la performance, d’une pièce de théâtre au conte. La Compagnie comprend des vidéastes, des musiciens, des scénographes. Et nous travaillons assez souvent avec des chorégraphes. C’est un théâtre qui convoque plusieurs disciplines, selon les projets, selon les envies des artistes qui composent la Compagnie. Mais en ce temps de Covid, où en France, les théâtres sont fermés, c’est difficile d’exercer ce métier de dramaturge. j’essaie de voir plus loin, de me projeter en 2022, 2023, et donc de privilégier l’écriture, les recherches, de ne pas me frustrer de l’absence de représentation. La difficulté ne réside pas dans l’écriture et la recherche, c’est juste qu’un dramaturge a aussi sa compagnie à faire vivre, les artistes ont aussi un loyer à payer, des enfants à nourrir, etc. 

Comment combiner ces différents domaines et types d’écriture les uns avec les autres comme formes d’expression de la liberté ? 

Je ne comprends pas trop la deuxième partie de la question. L’écriture n’est pas seulement une forme d’expression de la liberté. L’écriture peut être aussi une contrainte. Je n’ai pas toujours envie de m’enfermer pour écrire. Pas toujours envie de  ressentir cette extrême sensibilité. Je veux connaître aussi autre chose. Mais il est vrai, que l’écriture est aussi une liberté. Vous n’êtes pas enfermé dans un système de pensée, vous pouvez même pulvériser votre propre système de pensée… Quant à combiner les différents domaines et type d’écriture, j’ai toujours fonctionné ainsi. Cela vient de ma culture orale. L’oralité est bien plus souple que l’écriture, et est bien plus pragmatique. C’est à dire que l’oralité cherche l’efficacité et la forme qui convient au sujet du moment. J’amène cette oralité dans l’écriture. Et je me réinvente en permanence. Je n’ai pas de réponse précise à cette question, je vois la forme du sujet, je sens qu’il me faut aller soit dans la poésie, soit dans le théâtre, soit dans l’essai, ou même le cinéma, car j’écris aussi pour le cinéma (Zaho Zay, un film réalisé par Maeva Ranaivojaona et Georg Tiller, dont j’ai écrit la voix off). 

Leurs œuvres, lorsqu’elles sont traduites en plusieurs langues, touchent ainsi un plus grand nombre de personnes. Quel sera, selon vous, l’impact de cette couverture élargie ?

Une circulation plus fluide des idées j’espère. Certains de mes livres sont traduits dans d’autres langues, et je m’aperçois que chaque pays puise des thèmes différents dans les traductions. Cela donne aux œuvres une approche différente et permet une sorte d’enrichissement que l’auteur n’a pas forcément prévu, comme la confrontation avec le fait colonial portugais par exemple, je n’ai jamais pensé à ça, et pourtant il y a des échos. Et comment les autres cultures, notamment d’Amérique du Sud, ont résisté à la colonisation portugaise. Cela m’ouvre d’autres perspectives, d’autres manières d’aborder mon imaginaire. 

Jean Luc RaharimananaJean Luc Raharimanana

Comment votre travail vous a-t-il fait prendre conscience de la société et du processus de colonisation en Afrique ? 

C’est à travers mon recueil de nouvelles « Rêves sous le linceul », commencé en 1994, et publié en 1996, puis à travers mon premier roman, Nour, 1947, commencé en 1991 et publié en 2001,  que j’ai réalisé la monstruosité de la colonisation dans le monde, pas seulement en Afrique. Car la colonisation n’a pas seulement commencé ni existé en Afrique. Cette colonisation moderne que nous connaissons a pris naissance lors de la conquête des Empires d’Amérique. Elle fait suite à l’esclavage. Elle ne sort pas de nulle part. À Madagascar, dans les lieux que j’habitais enfant, il y avait des traces de la colonisation, les bâtiments, le chemin de fer, et des traces de balles dans les murs, des récits des anciens, des souffrances des personnes qui ont connu la colonisation. C’est en voulant comprendre tout cela, en lisant d’autres auteurs, en lisant des historiens, en consultant des archives, que je me suis rendu compte de la monstruosité de cette histoire de l’humanité.

J’ai rencontré des témoins d’insurrection et de révolte, notamment les témoins de 1947 où la répression française a été sanglante. Ces vieux hommes et femmes m’ont confié leurs récits, et c’est terrible de savoir ce qu’un homme peut faire à son prochain, ce qu’un pays peut faire subir à un autre. Le colonialisme est un fait qui a toujours ses répercussions aujourd’hui, l’esprit colonial imprègne toujours nos vies actuelles. Même si les occupations de terre sont moins nombreuses, et contestées par l’ensemble de la communauté humaine (quoique…que dire de Gaza, que dire du Liban, que dire de la présence de l’armée française ou américaine, ou russe, ou chinoise dans tel ou tel pays ?), l’exploitation de l’Autre fonde toujours notre société. Pourquoi on trouve normal qu’à Madagascar par exemple une ouvrière dans le textile touche moins de 60 euros par mois ? C’est à dire 2 euros par jour ? Et que le produit de son travail soit vendu ailleurs, un seul jeans par exemple coûte 60 euros dans les pays occidentaux ? Est-ce du colonialisme ? La question est posée. C’est ce que je trouve effrayant en vérité, c’est que le passé nous fournit aussi tant de façons d’endosser le costume des exploiteurs et des bourreaux, et souvent en toute bonne conscience, sinon en toute bonne innocence.  

La liberté d’expression est l’un des thèmes cruciaux de vos œuvres. Pouvez-vous établir un lien entre la liberté d’expression et le colonialisme ?

Je n’écris pas en mettant la liberté en thème principal. Je considère qu’il n’y a pas de débats à faire la dessus, l’écriture est liberté. Point. Le colonialisme est une entreprise d’aliénation. Pour que le colonisateur et le colonisé rentrent dans un schéma accepté de supérieur et d’inférieur. Le colonialisme n’est pas seulement une oppression ou une imposition de la force, il veut amener à un consentement de la domination et de la soumission. Que des gens consentent à dominer. Que d’autres consentent à se soumettre. Ce consentement arrive bien sûr par la force, mais elle arrive aussi par la parole mille fois répétée, un lavage de cerveau qui vous amène à ne pas penser hors de ce système. Mon métier d’écrire, c’est d’ouvrir les possibles, de montrer que justement la parole est hors de contrôle, c’est même sa nature.

A partir du moment où la parole est contrôlée, elle est presque déjà oppressive, quelle que soit sa nature de départ. La parole du Christ : « aimez-vous les uns les autres » est magnifique. Que de cruautés pourtant ont été commises au nom de cette parole ! Le colonialisme se présente également de cette manière, il est censé amener le progrès et la civilisation aux colonisés. Écrire, de mon point de vue, c’est entretenir cette indomptabilité de la parole. 

De votre point de vue, la culture est-elle une forme de résistance communautaire lorsqu’un processus de colonialisme se produit ?

Le colonialisme s’attaque toujours à la culture. Il est normal que cette culture résiste. C’est une question de survie. 

Comment voyez-vous l’ingérence du gouvernement et l’imposition de limitations dans le domaine de la liberté personnelle et communautaire ?

La question pour moi, c’est ceci : un gouvernement est-il toujours fiable ? Et quand il s’ingère dans le domaine de la liberté personnelle et communautaire, a-t-il toujours de bonnes intentions ? Des lois existent je crois concernant l’atteinte aux libertés. Des paroles aliénantes peuvent influencer la masse, mais ces paroles ont toujours existé dans l’histoire de l’humanité. C’est l’esprit critique qu’il me semble urgent à soutenir et à développer. Je préfère raisonner par les possibilités que par les limitations. Comment mettre à disposition de chacun les outils pour créer une parole créatrice, un mouvement de tissage plutôt qu’une parole destructrice, un geste pour déchirer ? 

 

Live streaming Tisser Le Temps [Original – em francês sem tradução]

 

par Alícia Gaspar et Jean Luc Raharimanana
Cara a cara | 11 janvier 2021 | écriture, France, liberté, madagascar, théâtre