"Faustin Linyekula, la danse, l'Europe et l'Afrique", de Marie-Valentine Chaudon


Le chorégraphe congolais Faustin Linyekula revisite pour le CCN de Nancy La Création du monde ,  une œuvre de 1923 des Ballets suédois. Une relecture résolument politique qui interroge avec force le regard de l’Europe sur l’Afrique.

Ils sont plus d’une vingtaine. Face à eux : un seul danseur noir, Djodjo Kazadi, qui sera tout au long de la pièce le porte-parole du chorégraphe. Alors que l’obscurité n’est pas encore tombée sur la salle, un étrange trio se forme aux yeux de tous. Deux danseurs semblent s’étonner de trouver là une tunique couleur chair, telle une enveloppe abandonnée. Ils en étirent les membres, tentant de lui donner vie.

Cette séquence inaugurale expose tout le mystère du ballet : cette « création du monde » qui n’a cessé d’intriguer l’humanité. La philosophie, les religions, les sciences ont tenté d’apporter leur réponse. Les artistes aussi. En 1923, Rolf de Maré, à la tête des Ballets suédois, grands rivaux des ballets russes sur le front de l’avant-garde, monte un spectacle sur ce thème. Il en confie le livret à Blaise Cendrars, la musique à Darius Milhaud, les décors et costumes à Fernand Léger. Avec le chorégraphe Jean Börlin, ils imaginent une Création du monde au cœur d’une Afrique primitive et édénique.

S’il fait œuvre d’histoire de l’art, avec un parti pris résolument politique, Faustin Linyekula se joue de la chronologie et ouvre la pièce par sa propre chorégraphie. Il situe sa Création du monde hors du temps et de tout point géographique. Les danseurs lorrains portent des combinaisons reptiliennes aux dessins abstraits dont les couleurs se répondent mutuellement. La gestuelle dessinée par Linyekula, souple et féline, raconte les premiers sursauts de l’humanité. Les bras s’étirent vers la lumière, les corps se vrillent dans des joutes agiles, l’individu s’affirme face au groupe et, enfin, la sensualité éclôt lorsque naît l’amour, comme une promesse d’avenir, toutes couleurs confondues.

Lorsque le ballet de 2012 cède la place à celui de 1923, la réflexion – et le malaise – de Linyekula, forment une évidence. La création historique, reconstituée ici par les Britanniques Millicent Hodson et Kenneth Archer, est un spectacle terriblement ambigu. Entre ravissement esthétique et cruelle naïveté, il évacue totalement la violence de la colonisation européenne et les souffrances des peuples africains. Sans doute la confrontation des deux chorégraphies aurait-elle pu suffire à la démonstration du chorégraphe congolais. Il a jugé bon d’y ajouter, à travers les convulsions physiques et verbales de son émissaire Djodjo Kazadi, une performance-manifeste qui éclaire son intention au risque de l’affaiblir. Reste que cette explosion de colère frappe le public de plein fouet, conduisant chacun à interroger son regard d’Européen sur un continent aux plaies béantes. Avec une question : a-t-il vraiment changé depuis 1923 ?

Du 20 au 23 juin. Rens. : www.theatredelaville-paris.com ou            01.42.74.22.77      . En tournée à partir de la saison prochaine, voir sur www.ballet-de-lorraine.com.

Cet article á été originalmente publié au journal la Croix du 18.06.2012.

 

par Marie-Valentine Chaudon
Palcos | 13 juillet 2012 | danse africaine