Voir est un verbe lent. Essai (néo)postcolonial sur le temps, le regard et le malaise
Note aux cinéphiles : ce texte vous demande environ dix minutes de lecture—ou, pour le dire autrement, environ 3 % du temps que vous passerez à regarder Le Rire et le Couteau dans sa version intégrale.
*******
Le Rire et le Couteau, le mammouth hypnotique et rigoureux de Pedro Pinho, fut pour moi d’abord un murmure dans une salle de montage. Pas à Cannes, où il a été présenté en première, ni à Paris, où il a brillé sur le grand écran, mais à son épicentre émotionnel : le centre-ville de Lisbonne. Pedro y était plongé depuis des semaines, submergé dans un océan angoissant de plus de huit heures de matière filmée—épuisé, oui, mais obstiné.
Entre l’humour et ce genre de désespoir d’un réalisateur en fin de projet, c’est à bout de souffle qu’il m’a lancé que, si personne d’autre ne projetait le film, il le montrerait au Cinema do Tédio (traduit, le Cinéma de l’Ennui), l’espace cinéphile qu’il dirige au cœur du quartier artistique de Bairro Alto. Nom parfaitement approprié, on dira en passant, pour un cinéma d’auteur aussi lent. « Bon, le cinéma est presque mort, » m’a-t-il dit, mi-rieur, mi-inquiet. « Alors autant faire le film que je veux faire. »
Le jour où je suis passé à la salle de montage, ils travaillaient sur une séquence de vingt minutes qui n’entrerait pas dans la version courte—autrement dit, celle de 217 minutes.
À l’écran : trois corps, trois tempéraments. Ils parlaient, se provoquaient, se jaugeaient.
J’ai observé en silence pendant une demi-heure, pendant que Pedro discutait des options éditoriales avec la monteuse Rita M. Pestana. Vu de l’extérieur, la scène m’a semblé magnétique : rien ne se passait, et pourtant, tout se passait. Je me suis dit que c’est ainsi que la réalité respire quand on ne la force pas à tenir dans un scénario. Une scène lente, tendue et vivante. Vingt minutes, et vraiment pas une de trop.
Uma Pedra no Sapato e Terratreme
Pinho monte comme s’il tentait de ressusciter le temps. Il laisse l’air bien circuler, le pouls battre, le regard se perdre et revenir. Surtout, il ne coupe pas des scènes pour les accélérer—il les coupe pour être honnête. Un geste radical, aujourd’hui, dans un monde où même l’indignation doit tenir dans un petit clip.
Alors oui, commençons par l’éléphant dans la pièce—ou plutôt, par le mammouth dans la pièce : Le Rire et le Couteau dure effectivement 217 minutes dans la version qui a fait sa première à Cannes et qui a fait tourné à Paris, New York, Busan et Rio de Janeiro.
Le film aura maintenant sa première mondiale au DocLisboa, dans sa version intégrale —cinq heures et demie. Modeste, quand même. Un film aussi long que la gueule de bois morale de l’empire. Un film qui ne demande pas de patience; il exige la présence.
Mais laissons-nous l’obscurité de la salle de montage pour l’air parfumé d’une nuit d’été dans le sud de la France : Bayonne, Pays Basque, dans un vieux cinéma à l’ancienne, en borde de rivière et rempli de cinéphiles; une semaine plus tard, minuit à Paris, on sort d’une salle de cinéma à côté du Pompidou, plus petite, plus commerciale, mais pleine.
À la sortie, dans le murmure joyeux (et un peu épuisé) des spectateurs adossés aux affiches et aux colonnes, j’ai entendu des comparaisons avec les « luminaires » portugais—tel que un autre Pedro, le Costa bien sûr—comme si le pays ne pouvait avoir qu’un seul étendard de la lenteur et de l’attention. J’ai souri intérieurement : Le Rire et le Couteau est d’un tout autre tempérament. C’est un film qui respire le présent, plus chaud, plus impur, plus contradictoire, et qui, sans demander la permission, étire le temps bien au-delà du raisonnable pour laisser la contradiction se révéler.
Mais c’est quoi ce film, donc? Sérgio, ingénieur environnemental portugais (mais cela aurait pu être n’importe quelle autre profession technique), voyage dans une ville d’Afrique de l’Ouest sous prétexte d’une étude d’impact environnemental pour une nouvelle route reliant désert et forêt, traversant la Mauritanie et la Guinée-Bissau.
C’est à Bissau qu’il s’enchevêtre dans une relation fragile avec deux habitants de la ville —Diára et Gui—et comprend, tard et un peu brutalement, que le projet qui l’a conduit là porte un poids historique qu’aucun rapport ne saurait contenir. C’est un dispositif assez simple et assez vrai : je le dis en connaissance de cause, ayant moi-même déjà porté les chaussures de Sérgio (plus ou moins, mais nous y reviendrons). Ce n’est pas, en fin de compte, un film sur la construction de routes, littérales ou figuratives, mais sur la construction des perceptions, des alliances et même des masques, dans une géographie où les héritages coloniaux et les versions néolibérales du soit-dit “développement” s’entrechoquent comme des étincelles sur du bois sec. (Les dossiers de festival ne s’en sont jamais cachés : 217 minutes à suivre un Portugais qui “affronte les dynamiques capitalistes et postcoloniales qui l’entourent” et se perd entre les mondes…)
C’est peut-être pour cela que la durée s’impose d’abord comme une éthique avant de devenir une esthétique. Les 217 minutes du “cut salle” (et de festival) n’a rien d’un caprice ni d’une pose : c’est une méthode. Comme l’a écrit un critique nord-américain, la durée “paraît intimidante”, mais c’est elle qui permet à Pinho de construire un film qui “s’étend, divague et revient sur ses pas, comme la vie elle-même”, dans une mosaïque de rencontres et de malentendus impossibles à contenir dans un format obéissant de deux heures. Dans une autre lecture, le programme du NYFF insiste lui-même sur l’ampleur : “épique, intrépide, sexuellement fluide” et—notez le bien—“coupé jusqu’à l’os, scène après scène.” C’est-à-dire : ici, la forme ne dissimule pas le fond; c’est plutôt le fond qui sculpte la forme.
Et c’est peut-être aussi pour cela que la version intégrale—ces modestes 330 minutes— qui fera sa première portugaise au DocLisboa (le 25 octobre) m’intéresse tant : non comme curiosité cinéphile, mais comme affirmation politique du regard. Le programme du festival est explicite : c’est le même triangle affectif (Sérgio, Diára et Gui), le même laboratoire de dynamiques néocoloniales, mais avec le temps dilaté jusqu’à la limite de l’inconfort. Bon, oui : cinq heures et demie, pas une minute de moins.
Même si, là il faut le dire vrai, on ne se sent jamais épuisé pendant la projection. C’est quand même un inconfort très confortable. C’est d’expérience que je parle. J’ai vu, au montage, la scène de vingt minutes de conversation, de séduction, d’épreuve et de blessure qui m’avait tellement fasciné et qui, pourtant, a fini sur le plancher de la salle de montage. Elle était longue, juste, belle, mais ainsi même insuffisante à elle seule pour se mériter vingt de ces sacrés 330 minutes. C’est là qu’on trouve l’intelligence de ce film : il sait laisser à l’expérience de l’autre le temps de gagner en épaisseur, de respirer ses pauses et ses contradictions avant d’être récupérée par une thèse. Pinho filme le temps pour le rendre à la conversation, pour le faire sujet de conversation. Lorsque, plus tard, les échanges deviennent rugueux—voir cette scène viscérale dans la voiture entre Sérgio et Diára, que me tord encore les entrailles et dont elle balance au pauvre Sérgio, plein de bonnes intentions—, ce qui ressort, ce n’est pas un message, mais plutôt le frottement vivant entre deux personnes qui voient des mondes différents à travers la même fenêtre.
Et alors, les personnages. Commençons par Diára. Cléo Diára signe un rôle historique — non comme symbole de “diversité” sur une affiche européenne, mais parce qu’elle porte la contradiction de sa parole sans la renvoyer au spectateur sous forme de leçon.
Magnétique, sensible, insolente juste ce qu’il faut, audacieuse ; ou, comme le dit un texte critique au NYFF, elle “mélange force, sensualité et vulnérabilité”, se plaçant comme l’axe émotionnel du récit. Rien d’étonnant à ce qu’elle ait remporté Meilleure Actrice à Cannes, dans la section Un Certain Regard, un geste d’une résonance particulière pour une actrice capverdienne dans un circuit portugais où la légitimité se dispute encore à mains nues. À New York, la critique a repris l’idée : “féroce” et “star-making.” Tout est vrai.
De l’autre côté du triangle, Gui—brésilien, non-binaire, une personne rarement vu/e avec une telle profondeur et une telle justesse dans le cinéma, portugais ou international— projette une présence intelligente et à la fois d’affirmation et de fracture. Loin de la représentativité décorative trop souvent affichée, ici, c’est un positionnement, un risque, une poésie. Entre Diára et Sérgio circule une électricité éthique. Gui apparaît souvent comme le câble qui la capte et la redistribue. C’est un rôle fondamental, vital, surtout dans ces silences où Pinho refuse d’expliquer et préfère observer.
Et Sérgio ? Lui, c’est bien le miroir difficile pour un certain public. En lui vivent plusieurs hommes à la fois : le « bon Européen » qui apporte méthode et un idéalisme un peu naïf; le type condescendant qui ne sait pas vraiment ce qu’il ignore; et l’animal apeuré qui s’accroche à des justifications morales quand la réalité lui échappe entre les doigts.
Une critique américaine a relevé une phrase d’une travailleuse du sexe dans une scène, qui éclaire parfaitement la cible : « Ce qui me dégoûte le plus, ce sont les bons hommes comme toi», soulignant que l’enfer des bonnes intentions est le faux pas favori du libéral contemporain. Sérgio, donc. Et ça c’est un film qui aime filmer la chute. C’est aussi pour cela que les confrontations avec Diára—outrée entre la supériorité morale du cooperante et la colère lucide de celle qui vit les coûts du projet—fait si mal. J’ai vu des variantes de cette conversation, en direct, partout en Afrique; rarement, voire jamais, sur l’écran.
Certains accusent le film de didactisme, de trop d’évidence, d’«articuler des leçons postcoloniales» avec trop de clarté (quel culot!), comme s’il devait justifier sa présence «en Afrique». Je comprends ce malaise. Je l’accueille même: c’est le signe que le film ne sucre pas la pilule. Mais il faut manier ces critiques avec précaution, car elles se contredisent entre elles. Dans un article plus sévère, on lit que Le Rire et le Couteau reste enfermé dans des binarismes et qu’il souffre «d’un élan pédagogique, trop appuyé».
Dans une autre, on souligne l’inverse : la dérive longue et «polyphonique» (c’est un mot que Pinho lui-même utilise) qui expose les mécanismes de domination «sans réponses faciles» et que refuse «le confort moral». Dans une autre encore, celle-ci venue de New York, j’ai lu que son ampleur «permet les détours et les retours», construisant une mosaïque de «vérités inconfortables» impossible à réduire à une thèse en deux lignes.
Alors, qu’en est-il? Simple ou trop complexe? Didactique ou opus polyphonique?
Quand les lectures les plus hostiles s’annulent mutuellement, je me méfie moins du film que du malaise de ceux qui le regardent.
Ce malaise s’amplifie davantage encore autour d’un autre thème : celui des Blancs venus «travailler» en Afrique—les soit-dits expatriés. Les ouvriers portugais des routes, par exemple, que le film montre sans aucune envie d’absoudre. Ici, pas de psychologie rédemptrice prête à justifier la vulgarité. Il y a, en revanche, le vice du langage, le racisme brut sans liturgie, et la croyance tranquille en l’impunité.
A ce moment, il me faut partager que je suis moi-même Luso-Capverdien, ayant la peau et les yeux clairs—white-passing, comme on dit en anglais—et je reconnais chaque geste que j’ai vu à l’écran comme un geste que j’ai vécu en personne. J’ai travaillé sur le continent avec des ONG et des agences internationales, et j’ai trop souvent vécu dans ce pli inconfortable où les Européens «se détendent» à mon côté, pensant être entre eux.
J’ai entendu mille choses que j’aurais préféré ne pas entendre. J’en ai débattu dans ma tête quand j’aurais dû interpeller un expatrié, un ouvrier. Et quand je ne l’ai pas fait.
C’est ça le rôle ingrat, éternel de l’insider-outsider. C’est aussi pour cela que ce film m’intéresse—parce qu’il n’est pas tant sur les colonisateurs et les colonisés, que sur cet endroit de liminalité, sur cette mécanique affective qui permet à l’extraction de perdurer, aujourd’hui, maintenaient en mode soft power, en mode Françafrique, entre des pays frères, et autres récits de coopération, complémenté avec des biographies des consultants libérales et des grands salaires d’ONG. Ce n’est d’ailleurs pas une exclusivité portugaise (ou française). Voyez cette scène gênante des coopérants blancs—jeunes, de nationalités européennes diverses—qui débarquent en groupe dans un village-projet pour examiner les toilettes installées par leur ONG et demander aux Mamis guinéennes comment, exactement, elles les utilisent, insistant de façon peu approprié pour obtenir une réponse. J’ai encore la main devant les yeux face à cette scène angoissante, que j’ai eu du mal à regarder. Dans la vie réelle, sur le terrain, j’aurais compriscles Mamis en créole, quand, entre leurs dents, elles ont dû se dire : «Ces fils de pute…» (Je ne les jugerais pas. J’ai pensé la même chose, moi.)
Et puis, il y a encore une troisième rive : celle de l’élite locale—bien parlante, cosmopolite, formée à l’étranger, pragmatique dans ses alliances, compromise, voir entachée dans ses intérêts. Les Horácios de ce monde. Quel personnage. J’en connais quelques-uns. Le film les observe aussi, avec acuité, sans céder aux raccourcis faciles. C’est un lieu de parole où la rhétorique du progrès cohabite avec le calcul; où la modernité sert parfois à reconditionner la vieille économie des faveurs. Pinho ne livre pas ici une dénonciation grossière, faisant plutôt une anatomie brutale, sans anesthésie.
Ce qui relie ces trois mondes—ce de Diára, qui sait lire la ville de l’intérieur; ce de Gui, en oscillation mais moralement raciné; et Sérgio, qui veut bien faire sans trop savoir comment, le pauvre—, c’est le refus du raccourci moral. Pinho laisse au conflit le temps suffisant de révéler cette macrostructure.
Formellement, le film confirme mon intuition : lorsque la caméra autorise le temps mort, la réalité cesse d’être figurante et devient protagoniste. Les critiques au NYFF ont parlé d’un ton «quasi documentaire» dans certaines séquences. Une observation juste, d’ailleurs. Il n’est pas anodin que la version intégrale soit présentée pour la première fois dans un festival de documentaire. Ce qui m’intéresse, de toute façon, c’est la manière dont cette quasi-documentalité sert le contraire de l’exotisme: le geste politique le plus pur du film est son refus de faire zoom sur l’Autre comme curiosité scénique.
La caméra ne concède pas aux spectateurs blancs le plaisir rapide de l’empathie comme catharsis. Il n’y a pas d’arc rédempteur. C’est aussi un choix de montage.
Il y a, bien sûr, ceux qui ne l’acceptent pas. Des publics—et des critiques—pour qui trois heures et demie représentent une véritable offense au dispositif industriel du divertissement; d’autres pour qui cinq heures et demie seront une provocation.
Je vois les choses autrement : le film de Pinho ne demande pas de patience, il demande de la présence. Sa durée, plus qu’un médium, c’est son sujet. La violence de l’histoire et de l’économie ne tient pas dans une morale de poche. C’est pour cela que la rhétorique de «l’ennui» face à un film aussi long me dérange. L’ennui, c’est cette conversation.
Le contexte, lui, compte énormément. Le film arrive au Portugal dans la gueule de bois d’un cycle politique où l’extrême droite a pris de la force, où le langage s’est durci et où le débat public s’est transformé en concours de ressentiments, peuplé de petits Trumps (version Temu). Inutile de forcer les parallèles : il suffit de sortir de salle et d’écouter les murmures—et les malaises. Le fait que la victoire de Cléo Diára à Cannes ait été célébré comme un grand geste de représentativité en dit moins sur les quotas que sur la faim d’une autre grammaire. De l’autre côté, évidemment, il y eut du bruit, des trolls et des discours recyclés. Je ne leur offrirai pas de tribune ici. Le film s’en charge mieux : il démonte, sans hashtags, la bonne conscience européenne qui se croit sans tache.
Ce que je veux souligner, c’est autre chose : Le Rire et le Couteau n’est pas un film «contre» qui que ce soit en particulier. C’est un film contre la facilité, celle d’imaginer que regarder, c’est comprendre; que mesurer, c’est réparer; que payer, c’est absoudre.
Il y a des moments d’érotisme sincère. La critique l’a relevé aussi, notamment à propos d’une scène qui est sans doute l’une des plus érotiques—ou explicites— que j’aie vues à l’écran. Il y a des instants de tendresse lasse, une solitude collée à la sueur.
Clairement, Pinho sait que le désir est aussi politique, et que l’intimité est le dernier laboratoire de la tentation et du pouvoir. Ce triangle n’est donc pas une sous-intrigue romantique, mais un sismographe.
La réception critique à l’étranger a été, à ce titre, fascinante pour moi. Certaines lectures célèbrent le geste comme un «jalon» dans l’affrontement du passé colonial du Portugal; d’autres reconnaissent l’hypnose visuelle et l’ambiguïté morale sans concessions; d’autres encore pointent du doigt son didactisme, sa pioche. J’accepte toutes ces voix, mais je renvoie la question : c’est quoi, le cinéma qu’on veut? Un film qui nous tient la main dans le couloir et que, à la fin, nous laisse l’âme parfumée? Ou bien un film qui nous cloue au siège, en sueur, pensant que nous ne savons pas très bien quoi faire de ce que nous venons de voir? Et comment sera-t-il l’accueil—et les questions qu’il soulève—au Portugal?
Uma Pedra no Sapato e Terratreme
Retour au montage. J’ai vu le film deux fois, dans des salles différentes, chaque fois accompagné d’ami/es d’âges, d’origines, de professions et de sensibilités politiques variés. Nous sommes sortis dans la tiédeur de la nuit avec le même mot sur les lèvres : «Waouh…». Ce waouh n’a rien d’un feu d’artifice, c’est de la perplexité pure. Au fil des conversations (sur le chemin du retour, au téléphone, quelques jours plus tard), les points se sont reliés : le courage de Cléo et la façon dont la caméra lui donne du txon (le mot créole pour terre, racine); les apparents zigzags de certaines séquences qui tracent en réalité la cartographie éthique de Bissau, cette ville complexe; le portrait des Portugais sur le chantier; la rudesse de l’absence de leçons finales; et, enfin même le geste programmatique de présenter cette version intégrale dans un festival de documentaire.
En tant que cinéaste qui monte lui aussi lentement et qu’aime bien laisser les plans respirer, j’y reconnais une lignée. Ce n’est pas du Dogme pour le Dogme, lent et vacillant, ni bien du Solondz avec son sarcasme social. C’est une éthique de l’attention.
Et l’attention a un prix, que le film nous demande de payer. Lorsque l’on revient à la «version courte» (rappelons-le : 217 minutes), on comprend que ce mammouth a à la fois du nerf et de la précision chirurgique :il y a un squelette clair, une progression narrative et morale, une cohérence du monde qui se maintient même quand on ouvre des pistes latérales.
Une dernière note sur Cléo Diára, non en tant que symbole, mais comme actrice—et c’est en tant qu’actrice qu’elle m’intéresse. Sa victoire à Cannes n’a pas été un «trophée de diversité», mais une consécration méritée pour une performance qui porte un film immense sur ses épaules sans jamais céder à la facilité. Elle ne représente personne.
Elle se présente comme une personne entière, avec une économie de gestes et une intelligence émotionnelle qui traversent le cadre. Il y a là des corps qui traversent la ville, et une femme qui dit non aux équivalences faciles : elle n’est ni la sainte locale, ni la victime exotisée, ni la sauveuse d’un Européen égaré (rôle dans lequel, je dois dire avec un peu de retard, Sérgio Coragem est sublime). Diára est une actrice avec une volonté, des désirs, de la fatigue, des ambitions, et aussi des limites. Les prix comptent, donc, parce qu’ils donnent du poids et parce que, dans un pays qui apprend encore à voir ses Diáras, une consécration internationale change la grammaire du possible. On va le souligner: «Meilleure Actrice – Un Certain Regard – Cléo Diára.» C’est enregistré.
À ce stade, j’accepte l’accusation qu’on me rapporte parfois : que ce cinéma «n’est pas pour tout le monde». Oui, en effet. Et tant mieux. Tout ce qui compte n’a pas vocation à rassurer. Un film qui choisit de regarder en face, et qui a l’audace de rendre le temps au regard, ne peut pas se terminer par une tape dans le dos du spectateur.
Si nous sortons troublés, si nous avons besoin de faire deux tours de quartier pour se donner du temps de penser, si la conversation ne commence vraiment que le lendemain, c’est que le cinéma a fait ce qu’il devait faire.
Le Rire et le Couteau n’est pas fait pour nous faire du bien. Et pourtant, nous ressentons. Et nous pensons. Et, si possible, nous bougeons un peu—de quelques millimètres qui deviennent parfois tout un kilomètre—dans notre manière de regarder le pays, le continent, notre histoire et nos propres biographies.
Il y a des films qui demandent des applaudissements; celui-ci demande de la responsabilité. Le malaise n’est pas sa faille—c’est sa méthode. Et la durée n’est pas le caprice d’un réalisateur pédant, mais la condition sine qua non de cette responsabilité.
C’est pourquoi, lorsque je pense à cet «éléphant» qu’est sa durée, je ne peux désormais le voir que comme un mammouth, cette créature ancienne revenue à l’écran pour nous rappeler que le temps n’est pas un clip TikTok, mais un espace où la vérité—quand on le permet—respire vraiment.
P.S.: La version intégrale sera projetée au Festival DocLisboa le 25 octobre,
et la version salle est déjà en salle en France. Il vaut la peine de voir les deux, non par réflexe de collectionneur, mais pour comprendre comment un film peut-il se raffiner sans se trahir, et comment, parfois, un pays (peut-être) apprend à voir lorsque le cinéma, obstiné et intrépide, insiste pour montrer.

Notes et Crédits
Avec:
Sérgio Coragem, Cléo Diára, Jonathan Guilherme, Jorge Biague, Binta Rosadore, Nastio Mosquito, Giovanni Maucieri, Marçalina Djibril, Roxana Ionesco, Marinho de Pina, João Santos Lopes, Hermínio Amaro, Paulo Leal, João Pedro Sousa, Hamed Nah, Renato Sztutman, Bruno Zhu, Kody Mccree, Valentina Cirelli
Réalisation : Pedro Pinho
Scénario : Pedro Pinho, Miguel Seabra Lopes, Luísa Homem, Marta Lança, José Filipe Costa, Miguel Carmo, Tiago Hespanha, Leonor Noivo, Luís Miguel Correia, Paul Choquet
Direction de la photographie : Ivo Lopes Araújo
Direction du son : Jules Valeur
Direction de production : Eduardo Nasser
1er assistant réalisateur : Tiago Hespanha
Direction artistique et costumes : Camille Lemonnier, Livia Lattanzio, Ana Meleiro
Maquillage, coiffure et caractérisation : Ami Camará
Montage : Rita M. Pestana, Karen Akerman, Cláudia Rita Oliveira, Pedro Pinho
Étalonnage : Claudiu Doagă
Montage son : Pablo Lamar
Mixage : Marius Leftarache
Production : Filipa Reis, Tiago Hespanha, Pedro Pinho
Sociétés de production : Uma Pedra no Sapato, Terratreme Filmes
Coproduction : Still Moving, deFilm, Bubbles Project
Financement et soutiens : Instituto do Cinema e do Audiovisual (Portugal), Aide aux Cinémas du Monde – CNC – Institut Français, Centre National du Cinéma et de l’Image Animée, ANCINE – Agência Nacional do Cinema (Brésil), Banco Regional de Desenvolvimento do Extremo Sul, Fundo Setorial do Audiovisual, Centrul Național al Cinematografiei România, Rádio e Televisão de Portugal (RTP), Programme Ibermedia, Carrefour, Havas Media, Fundo de Apoio ao Turismo e ao Cinema, Programme Garantir Cultura, Creative Europe MEDIA (Union Européenne), Avanpost Media
Ventes nationales : Magenta / Uma Pedra no Sapato
Ventes internationales : Paradise City Sales
Durée : 217 minutes (version salle), 330 minutes (version intégrale – DocLisboa)
Langues : portugais, créole, français, anglais
Première mondiale : Festival de Cannes 2025, Un Certain Regard
Première mondiale – version intégrale : Festival DocLisboa 2025