Le grand retour des fantasmes du colonialisme

Plusieurs régimes politiques d’états africains donnent à voir une bien curieuse évolution. Des pays comme l’Érythrée ou la Guinée Équatoriale gardent des régimes autocrates. L’Afrique du Sud se montre incapable de trouver des solutions pour réduire les inégalités. Les guerres civiles se succèdent en Somalie. Des lois homophobes ont été adoptées dans plus d’une trentaine de pays, et quatre d’entre eux punissent l’homosexualité par des peines de mort. Plus récemment, tous les pays de la CPLP, soit autant les ex-colonisés que les ex-colonisateurs, ont annoncé accepter entre leurs rangs un des états les plus terrifiants d’Afrique : la Guinée Équatoriale, qui a pour président le dictateur Obiang.

 

LampedusaLampedusa

 

Ce qui ressort de tout cela, c’est la sensation d’une grande déception post-coloniale. Comme si, entre la période de colonisation – soit entre le XVème et le XVIIIème siècles – et la période qui s’ensuivit (qui, du fait d’une classification rudimentaire de l’Histoire, s’intitule Post-coloniale), s’était creusé un fossé radical et que l’on assistait à une sorte de grand final façon hollywoodienne, avec d’un côté les ex-colonisés martyres sortant vainqueurs et les méchants, les colonisateurs, expulsés de ces terres après des années d’occupation illégitimes, pendant lesquelles le colonialisme était resté enfoui, pouvant à présent se montrer au grand jour, sous de nouvelles formes et avec de nouveaux protagonistes, en grande partie africains. Ce que voulaient les premiers à rêver d’un post-colonialisme, comme Aimé Césaire, Frantz Fanon ou Amílcar Cabral, c’était la création d’un homme nouveau, à partir de ce qu’était devenu la figure du noir. Finalement, ce rêve n’est pas devenu réalité, ni au cours des premières indépendances, ni dans l’ensemble du continent africain. Peut-être parce que l’homme nouveau n’est rien d’autre qu’une myriade messianique, et que ce qui peut se produire, et qui se produit déjà, ce sont des société renouvelées, qui déconstruisent leur passé colonial.

Le fait est qu’un continent tout entier – pour ne s’en tenir qu’à l’Afrique – a été occupé par un ensemble de nations européennes qui formèrent des empires. Ces derniers ont exploité les ressources naturelles des terres de différents peuples, occupé leurs espaces, violenté leurs horizons, et, pire, créé une marchandise qu’ils ont appelé : le noir. Et cette marchandise, le noir, a fait l’objet d’un trafic pendant des centaines d’années sans que les hérauts les plus purs de l’Illuminisme européen ne s’insurgent contre cela. Parmi ces promoteurs de la modernité européenne, comptent des écrivains comme Diderot ou Voltaire, des dramaturges comme Molière ou Voltaire, des librettistes comme Lorenzo Da Ponte, des peintres comme Velazquez, David, Manet, Ingres, des philosophes comme Kant ou Hegel; illustres fondateurs de la modernité européenne qui se sont laissés prendre au rythme avec lequel le capitalisme naissant introduira le noir dans les transaction commerciales.

Il est certainement inconcevable pour nous tous que des hommes et des femmes puissent être la propriété privée d’autres êtres humains, et que ç’ait pu être le cas jusqu’à il y a un peu moins de 150 ans de cela. C’est pourquoi l’exercice de rationalité est si difficile, à la vue de films comme Django Unchained de Tarantino et 12 years a slave de Steve McQueen. Parce qu’on a du mal à dépasser le côté fictionnel et à voir là dedans l’expression documentaire de cette déshumanisation.

 

'Django Unchained', de Quentin Tarantino'Django Unchained', de Quentin Tarantino

 

Le problème de l’incomplétude de la Modernité européenne a pour principale origine – encore aujourd’hui – le grand traumatisme du colonialisme. Sa résolution est restée en suspens, et l’ombre de cette barbarie est le terrible fardeau dont l’Europe et les colons européens ont héritée. Rappelons que l’esclavagisme atlantique a touché plusieurs continents et que sur chacun d’entre eux, les personnes d’origine africaine ont été réduites à l’état de marchandise. Un système très complexe, impliquant plusieurs puissances – les États, les princes, les négociants, l’Église Catholique –, inventa «le Nègre […] une sorte d’homme-chose, d’homme-métal, d’homme-monnaie, d’homme plastique. » (Achille Mbembe, Critique de la raison nègre (2013)). 

 

Il faut regarder le post-colonialisme en dépassant la banalisation du réseau complexe de théories que les médias avaient annoncé d’abord comme une mode, pour l’oublier ensuite, dans un processus de production d’amnésie collective. Il faut le comprendre dans ses multiples formes et étapes de développement, et souligner qu’il n’est pas l’apanage des ex-colonies, c’est un problème de l’ancien empire européen – pour reprendre l’appellation des penseurs Toni Negri et Michael Ardt (Empire, 2000).

Entre ce qui a été promu et réclamé par les premiers combattants pour la cause de la libération des colonies européennes et l’actualité, entre les années 1930 et la récente publication de l’œuvre déjà incontournable d’Achille Mbembe mentionnée auparavant (Critique de la raison nègre, 2013), beaucoup de choses se sont passées. Ce processus va de l’hypothèse virulente et nécessaire d’une idéologie qui rompe avec l’oppression coloniale (une fois que celle-ci transformait l’esclavagisme en exploitation d’une force de travail à coût démesurément bas, elle maintenait le noir dépouillé de toute « culture », parce qu’il continuait à n’être qu’un indigène) jusqu’à la déconstruction raciale du noir, son invention et l’invention de la race.

L’œuvre d’Achille Mbembe révèle que les savoirs et les technologies du capital et plus encore du néolibéralisme qui s’imposèrent comme politiques des États, entretiennent, par nostalgie et par intérêts commerciaux, cette vision de la figure du noir : le Nègre, c’est chaque Africain qui est pauvre.

Nous savons que les processus de libération et les indépendances africaines ont entraîné des relations d’intérêts plus ou moins continues dans les relations entre états ex-colonisateurs et nouveaux pays africains. Ainsi, il y a eu une décolonisation politique des anciennes colonies, afin de procéder à la décolonisation des esprits des gouvernants, de chaque côté de ce partenariat. Cela semble évident face à l’absence d’un virage décolonisateur dans la façon de faire la politique.

On remarque à quel point les nouvelles manières de faire de la politique manquent de variété,  conservant la démocratie et se positionnant face à la globalisation. Et l’absence de ce virage décolonisateur nécessaire, cette préservation d’états spirituellement colonisés, se révèle aussi par l’absence de ces états néo-colonisés dans les expressions artistiques et les régimentations de justice sociale.

Suite à la période de dégoût que l’Europe a vécu (à plusieurs reprises), que tout le monde a vécu avec les déclarations d’indépendances des états africains, il y a eu un temps où les indépendantistes ont dû  rapidement faire face au mort-né que représentait une telle émergence du Nouvel Homme Africain. S’ensuivirent des périodes de redéfinition, de convulsions et quelques conciliations temporaires.La période de gouvernance Arc-en-ciel en Afrique du Sud, pendant la présidence de Mandela, représente le mieux cet apaisement.

 

'12 Years a Slave''12 Years a Slave'

 

Dans la thèse du livre déjà évoqué Critique de la raison nègre, certains aspects demeurent comme des plaies et nous concernent tous.

Le premier est que le noir demeure une figure fantasmagorique, non plus avec la froideur de l’homme-métal ou l’apparence spectaculaire de la danseuse Josephine Baker, mais comme l’Africain sans papiers qui veut rejoindre Lampedusa et est identifié comme appartenant à une race : celle de tous les noirs qui veulent rejoindre Lampedusa. Le deuxième est l’irruption populiste du concept de race et de son association au nationalisme, que ce soit dans les pays européens comme dans les pays africains.

Achille Mbembe présente une vision radicale des textes post-coloniaux classiques et réfute les théories post-coloniales, alors qu’elles persistent aujourd’hui à s’imposer comme idéologie. Il affirme que, malgré toutes ses tentatives, l’Europe ne constitue plus le centre de gravité du monde, car d’autres savoirs technologiques et d’autres formes de circulation du capital la surpassent, plus puissantes, en provenance d’autres régions. Mais ça ne veut pas dire que l’on vit à une époque moins dangereuse. Dans l’actualité, la situation subalterne dans laquelle le capitalisme a poussé tous ses subordonnés, en d’autres termes, presque toute l’humanité, nous fait penser qu’elle se dirige peut-être vers un « devenir-noir » à l’échelle globale, qui n’identifie plus seulement toutes les personnes d’origine africaine mais toute l’humanité se trouvant dans une situation de subordonné : sans papiers, sans travail, manipulés par d’immenses bases de données enregistrées dans des ordinateurs, les immigrés africains autant qu’européens sont tous des « hommes-jetables » contraints au nomadisme, qui vendent leur créativité et leur force de travail à ceux qui leur sont indifférents, les puissants, avec toute leur indifférence et toute leur ignorance.

 

publié initialement dans le Journal Público, le 7 mars 2014

 

Traduction:  Camille Diard

par António Pinto Ribeiro
A ler | 15 janvier 2015 | Achille Mbembe, Critique de la raison nègre, Post-coloniale