José Eduardo Agualusa fictionniste ou historien?
Le livre récent de J. E ; Agualusa Vidas e mortes de Abel Chivukuvuku (Quetzal, 2022) se donne comme la biographie d’Abel Epalanga Chivukuvuku, ami et homme de confiance de Jonas Savimbi. Toutefois limiter ce travail à la personnalité, à l’action du protagoniste serait amputer le projet de l’auteur. Car le sous - titre du livre – uma biografia de Angola – laisse à penser que, par les épreuves qu’il a traversées, Chivukuvuku incarne les mille et une péripéties de l’histoire nationale depuis le début des hostilités qui se sont conclues par l’indépendance du pays.
Ce livre excède donc largement le cadre d’une biographie d’un homme politique qui est notre contemporain. Ce point n’est pas négligeable car il met en exergue une figure d’amplification pour employer un terme de rhétorique classique et cela accrédite l’idée que nous avons affaire à un texte littéraire à part entière.
Cependant si l’œuvre présente des caractères bien définis, il n’en reste pas moins qu’elle se veut un document sur la période considérée. Les réactions de lecteurs sur les réseaux sociaux le prouvent grandement. La plupart des intervenants mettent l’accent sur la valeur documentaire du livre. Et de fait, l auteur lui-même révèle avoir rencontré Abel Chivukuvuku en personne et son épouse Maria Victoria à plusieurs reprises durant trois ans ainsi que son frère Americo Chivukuvuku, lequel l’a introduit à la cour du roi Tchongonga. Au cours de ses escales à Huambo et à Bailundo, Agualusa a eu aussi des contacts avec d’anciens généraux ou des personnes qui ont été proches du leader de l’UNITA. La dimension documentaire du texte ne fait aucun doute, l’auteur la revendique en concluant son livre par une « brève bibliographie » (pp 249-250). Mais ce qui assure à ces pages leur véridicité, c’est la quatrième de couverture : Abel Chivukuvuku y est présenté comme celui qui « dedicou toda a sua vida ao combate pela democratizaçao do seu pais ». Pas de doute : cet engagement d’Agualusa est la meilleure preuve de sa proximité avec son héros.
Ces arguments confortent donc la thèse selon laquelle l’ouvrage dont on s’occupe ici est à lire comme un compte-rendu minutieux des actions et réactions des principaux dirigeants de ce mouvement politique qu’a été l UNITA. Les noms des intervenants ont été conservés (alors qu’ils sont souvent oblitérés dans un roman) ; les dates et les lieux sont précisés ; les résultats des élections de 2017 sont enregistrés (p 243) ; l’ensemble ayant la rigueur d’un travail en prise directe avec les événements qui, de près ou de loin, ont dessiné la configuration politique du pays.
Tous ces éléments sont propres au genre journalistique ; ils visent à porter à la connaissance des lecteurs les circonstances de l’action des personnes qui ont pris part aux événements les plus marquants de l’histoire récente de la nation angolaise. Néanmoins certains lecteurs ont réagi négativement au terme de leur lecture. l’ouvrage fait donc polémique.
Plutôt que d’ avancer un jugement supplémentaire sur le travail accompli, il nous paraît plus pertinent de traiter non des performances (initiatives ou réactions) du héros dans des circonstances précises (datées et localisées) mais de l’écriture du livre d’Agualusa. Nous nous proposons donc d’appréhender Vidas e mortes de Abel Chivukuvuku en tant que texte.
Contrairement au discours journalistique habituel, ce récit de la vie du protagoniste n’est pas pas un texte où « personne ne parle » selon la formule d’Emile Benveniste ; la quatrième de couverture montre une totale admiration pour ce leader politique et le fait de le nommer par son prénom plutôt que par son son nom ou par l’association nom-prénom est la preuve d’une proximité de pensée voire d’une amitié totale entre l’écrivain et l’homme dont il retrace l’existence.
Autre différence essentielle avec un texte de type journalistique : les faits sélectionnés dans ce livre sont présentés de telle sorte que la série des actions ou des réactions des protagonistes (prioritairement Chivukuvuku et Savimbi) présente une cohésion certaine : ceux-ci sont liés par une longue amitié et par l’amour des nouvelles formes musicales telles que le rock d’origine anglo-américaine, ce qui, à l’époque, était perçu par la petite bourgeoisie locale (celle de Huambo et Benguela) comme un choix subversif car ses membres préféraient la samba, le merengué ou les rythmes latino-africains (p 53). Ce choix musical sera déterminant pour la carrière professionnelle d‘Abel car sa renommée comme musicien lui permettra d’être choisi comme le représentant de la jeunesse dans la constitution du gouvernement de transition alors qu’il n’a pas encore dix-huit ans (il est né le 11 novembre 1957 et son investiture date du 31 janvier 1975). Il est à noter que son adolescence a été baignée par l’essor de l’UNITA : Peregrino Isidro Wambu Chindondo et Artur Santos Pereira plus connu sous le nom de Vinama ont été ses camarades au lycée Nova Lisboa avant d’intégrer la branche armée du mouvement (FALA) et c’est Salupeto Pena, neveu de Savimbi, qui fera de lui le chef de file des jeunes au sein du Parti. On mentionnera aussi le fait que Victoria, épouse d ‘Abel, était une sœur de Cândida Ferreira, l’une des épouses de Jonas Savimbi (p 215). les deux amis étaient donc liés par une relation de parenté puisqu’ils étaient beaux-frères. Enfin il convient de rappeler que Chivukuvuku appartient à la descendance en droite ligne du roi Ekuikui II,
qui régna à Bailundo entre 1876 et 1893 et qui devait s’illustrer par une lutte sans merci contre le système colonial de l’époque.
Bref, ce faisceau de circonstances a mis en contact le chef de l UNITA et Abel Chivukuvuku. Ils resteront très proches malgré de graves dissensions - comme cette confrontation de mars 1996 durant laquelle le premier accusa son homme de confiance de vouloir le supplanter pour assurer la direction générale du mouvement (pp 207-208) mais quelques mois plus tard, à l’occasion de la fête de l’indépendance (11 novembre) et de l’anniversaire d’Abel à la même date, ils vont se réconcilier pour toujours.
Cette proximité permettra à Chivukuvuku de remplir différentes missions, soit préparer une rencontre avec des dirigeants étrangers (Mobutu SéSé Séko, Sa Majesté Hassan II…), porter un message de son supérieur à une personnalité, dialoguer avec les représentants du MPLA (Eduardo dos Santos). Agualusa enregistre scrupuleusement les déplacements de son héros, sa disponibilité vis-à-vis des ordres du chef du parti mais ne mêle pas un jugement subjectif à ces données, adoptant ainsi la narration par focalisation externe. Cette succession de faits n’est ponctuée par aucun discours totalisateur de nature idéologique justifiant l’action de l’UNITA. L’auteur déroule dates, informations (attaque aérienne de l’aéroport et de la petite cité de Lumbala Ngumbo, présence de Bob Denard et de ses mercenaires payés par la CIA pour former des soldats de l’UNITA au maniement des armes, rencontre de Gerald Ford1 et de Kissinger avec Mao et le vice-président chinois p 75…), fonction tenues par l’intéressé à tel lieu et telle date (la formation de contrôleur du trafic aérien assurée par des instructeurs sud-africains sur la base de Rundu qui prend fin en avril 1977 (p 82). Le mode discursif ici adapté est le reportage qui selon P. Charaudeau « rapporte et raconte un événement »2. Ce dispositif se caractérise par un effacement énonciatif » ; le journaliste s’efface autant que faire ce peut derrière les actions qu’il relate3. Par ce biais, il montre une certaine objectivité et, pris dans leur matérialité, ces séquences présentent des faits liés s temporellement comme en font foi les innombrables dates qui ponctuent le livre.
A ce niveau de compréhension, nous avons là la condition première du récit et comme le protagoniste est une personnalité ayant évolué dans un espace et un temps bien délimités, il est légitime d’envisager une biographie de ce dernier comme le suppose le sous-titre de l’ouvrage.
En second lieu, il faut « qu’une transformation plus ou moins importante de certaines propriétés initiales des actants soit réalisée ou échoue »4. Afin d’éviter des développements trop techniques, nous ferons l’économie du distinguo entre actant et acteur pour concentrer notre attention sur le schéma narratif suivi par ce récit. Nous avons une situation initiale (l’engagement du protagoniste auprès du chef de l’UNITA) et de multiples obstacles qui contrecarrent les plans de Savimbi - cela va des difficultés de se déplacer (risque d’accident d’avion p 99 et 104) à des embuscades tendues par le camp adverse, à la trahison d’un responsable propageant une fausse information de nature à mettre à mal les relations entre le chef de l’UNITA et le Zaïre (p 116) ou à la crainte quasi obsessionnelle chez Savimbi d’un mouvement subversif à l’intérieur de son Parti : en novembre 1988, celui-ci devait dénoncer deux étudiants à la pointe de la contestation, les accusant de chercher à le déstabiliser. L’un d’eux, Tito Chingunji, devait entrer en contact à plusieurs reprises avec Abel; ces rapports devant se concrétiser en une «profunda amizade » (p 134)
Si nombreux et si divers que soient ces faits, ils ne se succèdent pas dans le désordre même s’ils donnent parfois l’impression d’être alogiques. Toute l’œuvre est sous-tendue par l’idée que L’Histoire a un sens, que la suite des événements relevés n’est pas qu’une série indéfinie d‘occurrences ou d’actions présentées dans une chronologie rigoureuse. On peut reprendre ici la remarque de Sartre pour qui « le récit explique et coordonne en même temps qu’il retrace »5. Paul Ricoeur est tout aussi explicite quand il écrit « un récit qui échoue à expliquer est moins qu’un récit »6. On observera toutefois que l’explication dont il est ici question n’est pas le simple effet d’un travail intellectuel de la part de l’auteur, lequel ne fournit pas « une interprétation » subjective de cette succession d’actions et de faits mais exprime « la philosophie » qui, selon lui, se dégage du trajet ouvert par Abel Chivukuvuku dans le cadre politique et militaire spatio-temporel qui a été le théâtre de sa collaboration avec Savimbi et après la mort de ce dernier, le 22 février 2002, de son apport personnel au renouveau de son Parti.
L’« épilogue » (p 237 sv), relève la proximité des vues entre Abel et Mendes de Carvalho (alias Uanhenga Xitu) qui, bien que figure notoire du MPLA, stigmatise la corruption et milite pour une réelle démocratisation au sein du parti au pouvoir.
Pour Agualusa, il y a là le signe d’une contestation profonde orientée vers une régénération morale à tous les échelons de la vie sociale et politique angolaise. Le tournant est irréversible du fait de la prise de conscience massive des jeunes (p 244), devenus hyper-réactifs vis-à-vis de « mentiras, de promessas nao cumpridas » (p 245). Une ère nouvelle se fait jour ; Abel la nomme « alternance » : elle sera le garant d’une démocratisation effective au sein des partis ou des mouvements régissant l’existence quotidienne des citoyens.
Voici donc le nœud du problème : il y a une homologie entre la démarche de Chivukuvuku et l’histoire angolaise d’après l’indépendance. l’un comme l’autre ont traversé les mêmes épreuves, les mêmes attentes, les mêmes combats et finalement, ils ont été animés par le même idéal de justice (ce qui passe par la mise en cause généralisée des pratiques de hauts responsables qui témoignent de l’oppression, de l’exploitation de la violence première lisible dans les rapports sociaux. Si on partage cette idée (l’homologie), il faut convenir que la biographie d’une personnalité est de nature à éclairer l’histoire de son pays, à en rendre compte. Ainsi comprise elle est une voie d’accès à la culture de la communauté dont relève l’individu concerné. Par exemple, l’auteur mentionne le poids de la tradition sur le jeune Abel quand il se croit invulnérable face aux balles ennemies vu qu’il est protégé par les prières et l’ensorcellement du sorcier (p 73). De même, les valeurs telle que la fidélité sans faille vis-à-vis de son chef et de ses proches collaborateurs tout comme le soin mis l’exécution des directives qui en émanent soutiennent l’existence sociale du héros. Contrairement à ce qui paraît au premier abord, ce livre ne donne pas à lire la liste des événements qui ont eu lieu dans une vie singulière, celle d’Abel Chivukuvuku, il la présente dans sa dimension éthique de sorte qu’elle déborde largement sur le champ socio-politique et culturel de l’époque. Une époque qui ne connaît pas encore sa fin. Comme l’écrit J. J. Rousseau : “pour étudier l’homme, il faut apprendre à porter sa vue au loin » car cette voix « esta apenas a recomeçar ” (p 246).
- 1. Le texte mentionne par erreur en page 81 Henry Ford au lieu de Gerald Ford.
- 2. P. Charaudeau : Les médias et l’information. L‘impossible transparence du discours- Bruxelles – Editions De Boeck – 2011.
- 3. Certes, l’effacement dont on parle ici n’est qu’apparent dans certaines circonstances : par exemple l’orientation idéologique de l’auteur ne fait aucun doute lorsqu’il pointe les folies de Mobutu, «o corupto e extravagante presidente zaïrense» et qu’il dénonce le train de vie faramineux de Bobi et Kasia, les co-épouses jumelles du même, qui mènent « o existência luxuosa, entre Faro (Portugal), onde possuem propriedades, Paris, Bruxelas e Rabat » (pp 209-210).
- 4. J. M. Adam : article « Récit » in Dictionnaire d’analyse du discours – sous la direction de Patrick Charaudeau et Dominique Maingueneau – Paris – Seuil – 2002 - p 484.
- 5. J. P. Sartre :Situations 1 (sue L’ Etranger d’Albert Camus) – Gallimard – 1947 – p 127.
- 6. P. Ricoeur : Temps et récit 1 -Seuil - 1983 - P 210.