Musala, le travail

Joëlle Sambi | 2019 | Lyse IshimweJoëlle Sambi | 2019 | Lyse IshimweC’est qu’il faut marcher dans les clous, sourire toutes dents au vent : à ses collègues attroupés autour de la machine à café (pause) Trois fois par jour. Trois fois. Même si c’est déjà la fois de trop, même si ce sont les mêmes collègues et que tu les as déjà croisés dans l’ascenseur, dans le couloir, au troisième étage, en réunion et parfois — pas de chance — à la sortie des toilettes. Même si tu n’as pas envie, que tu n’as plus envie. Et que tu n’y crois pas à ce team building permanent. Parce que c’est trop et tu n’en as plus grand-chose à foutre de ces discours arbitraires. Coupe taillée — perfecto pour convenir aux patrons. A cette famille au socialisme lointain et dont l’odeur fétide de la trahison éclabousse nos idéaux. Et fait de toi, avec tous les autres, un amas de travailleurs militants. Névrosés. Gentrifiés. Il faut marcher dans les bandes blanches qui traversent les open-spaces des ruches vitrées scintillantes au soleil : jouer des coudes, pour garder sa place, souligner ses réussites plus que de raison. Et dans la jungle c’est le plus fort qui a raison. Un PowerPoint coloré ? C’est moi ! Une introduction ciselée ? C’est encore moi ! Être le meilleur, c’est ça l’enjeu. Être l’esclave moderne le plus averti, le plus intelligent certes, et le plus asservi mais surtout, le plus fier de l’être ! Sala musala qu’ils disent ! Travaillez, prenez donc un peu de peine. C’est qu’il faut suivre les lignes blanches. Celles qui virevoltent en tornade dans ton billet de 50€ pour se poser en paillettes dans tes narines prolétaires. Soigner l’aspiration et faire place à Léthé. Pour oublier. Oublier les ordres, les abstentions, les injonctions contradictoires, les batailles perdues, la pagaille, le désordre, la petitesse, la vulnérabilité, les misères, la sécheresse, le désarroi, l’injustice et le pouvoir. Les staffs, les échéances, les budgets, les courriels, les pourriels, les agrafeuses et les post-it, les tweets, les buzz. Les salamalecs, les « aaah », les « ooh ! ». Les courbes en rouge, en bleu, montantes, descendantes. Les tapes dans le dos, les primes, les fins d’année, les vœux, les sourires, les rancœurs, les hypocrisies, les fardes, les badges, les réunions, les nuits, les jours. Le froid, le métro,   la STIB, les vélos, les bandes pour vélos, les « Ca va ? », les « Mhm mhm ! ». La douleur. La douleur. La douleur. Oublier la douleur, l’impression de ne servir à rien, inutile petit matricule presque révolté.

 

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Traduction:  Fernanda Vilar

par Joëlle Sambi
Mukanda | 27 avril 2019 | Joëlle Sambi, le travail, memoirs