La démesure de Kiluanji Kia Henda – de lá Triennale de Guangzhou à Experimenta design : deux projets

Depuis quelques annés Kiluanji Kia Henda expose ailleurs, de Guangzhou au Cap, de Nairobi à Venise, ce qui dispense son travail d’une légitimation qui passerait exclusivement par les capitales occidentales de l’art contemporain.

Un autre trait singulier de son parcours réside c’est que, jusqu’à maintenant, la présentation de son travail n’a pas transité par la légitimation dans le “petit” monde de l’ “ex-métropole”, Lisbonne. En tant qu’artiste de nationalité angolaise, et donc d’un pays aujourd’hui indépendant et autrefois colonie portugaise, son art’s world est resté en marge de l’ensemble des politiques culturelles qui ont la langue portugaise comme élément de liaison et comme point de mire de montrer l’art et les respectifs artistes en circuit fermé, itinérant entre les anciennes colonies et l’ancienne métropole.

Au Portugal, Kiluanji Kia Henda a seulement exposé une fois et ceci en dehors des centres habituels, le “Ngola Bar” au Centre des arts de Sines (2007).

Cette fois il amène à Lisbonne, dans le cadre de la biennale Experimenta Design 09 et de l’exposition collectif “Luanda : anatomie de la vitesse”, un nouveau projet (“Transit” et “Un recuerdo para ti”, 2009).

Nous proposons donc de faire la lecture d’une des photographies que Kiluanji amène à Lisbonne, “Transit”, et la revisitation de “Icarus 13”, installation présentée à la Triennale de Guangzhou en 2008, en Chine. Les deux projets suggèrent un regard aussi bien du colonialisme que du post-colonialisme en Afrique. Toutefois, ce qui suscite la lecture qui suit est qu’en cherchant à revoir l’histoire, on vient à comprendre que “toute l’histoire en tant que reconstruction du passé est, évidemment, un mythe” (Jan Vansina)1. 

Icarus 13 parvient au soleil

Le projet Icarus 13, sélectionné par Stina Edblom, curator de la Triennale de Guangzhou “Adieu au post-colonialisme”2, présente le premier voyage spatial réalisé vers le Soleil, sous la houlette d’une mission angolaise. Il s’agit d’une installation (huit photographies et une maquette du vaisseau) qui documente tous les préparatifs du décollage : les dernières révisions de la machinerie, l’équipe de travailleurs, la vue générale du chantier et même les faisceaux lumineux du vaisseau. Le texte qui accompagne ce travail, délibérément anonyme, s’achève par “à suivre”, laissant le déroulement de la mission en suspens.

Comme la propre installation l’indique ostensiblement, la mission Icarus 13 ne renvoie pas à un épisode historique réel, les travailleurs figurant sur les photographies n’ayant jamais réglé le moteur du vaisseau. Ainsi, Icarus 13 suscite-t-il la perplexité, avec dérision et humour. L’effet qu’il provoque revêt une intensité et une nature anthropologiques, en mêlant des épisodes historiques, politiques, voire mythologiques, également présents dans les narratives utopiques. Icarus 13 évoque immédiatement l’antihéros grec qui perd ses ailes au moment où il s’approche du Soleil, en même temps qu’il reprend intelligemment les plaisanteries à la façon de Samora Machel qui ont fait fuser les éclats de rire parmi l’audience : “les Africains allaient arriver au Soleil, mais de nuit pour qu’ils ne se brûlent pas”. Au-delà de l’aspect dérisoire de l’image, un pont est donc établi entre le mythe et le comique.

La vie qui anime l’installation Icarus 13 est la vie qui s’insinue subtilement dans les intervalles des signifiés auxquels se prêtent les images, soigneusement sélectionnées et montées. L’installation oscille ainsi entre fiction expresse (la mission solaire) et réalité, une réalité toutefois composée aussi bien par des positionnements politico-civilisationnels (la plaisanterie de Machel, qui peut être interprétée comme la proximité / distance de l’Afrique vis-à-vis de l’Occident) que par des réminiscences classiques (Icare), une réalité profondément ancrée dans le quotidien, intrinsèquement prosaïque et, enfin, la réalité artistique dans laquelle, fatalement, l’oeuvre artistique s’insère.

Astronomical observatoryAstronomical observatory

The sun from the spaceviewThe sun from the spaceview

Les travailleurs qui règlent la machinerie du vaisseau dans Icarus 13 ne sont autres, en fin de compte, que des employés de la construction civile de Luanda que Kiluanji a photographiés pendant des incursions professionnelles. Icarus 13 “est” un mausolée inachevé laissé par les russes en Angola, où le corps d’Agostinho Neto est dit reposer. Ce qui est présenté comme l’”Observatoire de l’astronomie”, par exemple, “est” un cinéma de la région du Namib que la décolonisation a laissé inachevé. Les lumières du décollage du vaisseau “sont” des images captées lors de la célébration de la participation de l’équipe angolaise “Palancas Negras” à la Coupe du monde de 2006, etc. 3

Kia Henda tire dans plusieurs directions et se place au centre d’un champ spéculatif calibré par le synopsis de l’installation où l’on peut lire “As a ball of fire this odyssey to the Sun needed imagination as its fuel”, comparant l’imagination à un muscle travaillant à la permanente redisposition des images, entre fiction et réalité.

Effectivement, Icarus 13 brouille l’histoire, “désajuste” le passé colonial, les stéréotypes africains et la démesure impérialiste, mais l’intérêt de ce “programme”, ce qui le rend déstabilisateur, est le fait qu’il opère sur le terrain vacillant qui va du document à la fiction, une des questions centrales de la recherche contemporaine.

Icarus 13, installation spaceship.Icarus 13, installation spaceship.End of missionEnd of mission

En “Transit”

“Transit” apparaît dans le cadre d’un partenariat entre Experimenta Design et la fondation Sindika Dokolo et dans le contexte d’un rapprochement enthousiaste entre la Triennale de 2010 et d’autres projets portugais, comme c’est aussi le cas de la Triennale de l’Architecture de Lisbonne.

Dans le palais Braamcamp, espace investi par Experimenta09, Kiluanji Kia Henda place en face à face des références à deux moments de la période coloniale. D’un côté, une évocation, genre de memento, du voyage d’un Angolais en Russie (le triptyque “Un recuerdo para ti”), et d’un autre, une photographie montée sur une boîte de lumière qui représente la statue de P. Dias de Novais, petit-fils de Bartolomeu Dias, et premier gouverneur de l’actuelle Luanda, intitulée “Transit”. C’est sur cette dernière que je vais m’attarder.

Transit | Fotografia em caixa de luz | 243cmx55cm | 2009Transit | Fotografia em caixa de luz | 243cmx55cm | 2009

À travers l’image du gouverneur, Kiluanji propose un pont entre l’époque des Découvertes, époque des premiers contacts des Portugais avec la région qui correspond aujourd’hui à l’Angola, et l’actualité. Le titre se voit imprégné dans l’image. Kiluanji a “capté” la statue au moment de son démontage à la forteresse de S. Miguel. Nous la voyons en transit contre une palissade rouge de travaux. C’est la situation dans laquelle elle se trouve actuellement.

La fragmentation et la segmentation de l’image trouvent, de cette manière, une relation très étroite avec notre façon contemporaine de voir (rappelant la ligne de montage, la mise en feuilleton, la BD, etc.). Nous ne voyons pas seulement les choses, les objets, mais aussi leur processus, l’espace qui existe entre les choses. Si, d’un côté, la fragmentation de l’image suggère la façon dont ces objets étaient transportés (à l’origine en bateau, en pièces détachées), d’un autre, leur organisation segmentée dans une boîte de lumière confère au projet un caractère sculptural de l’objet auquel il est fait référence, la statue de Dias de Novais. Ce qui le fait véritablement “parler” de vive voix, c’est le fait que l’image soit à l’horizontale, prostrée sous le sol, gisant mort et refroidi. En effet, montrer à l’horizontale une image que nous nous sommes habitués à voir à la verticale va permettre de constituer un dispositif critique, au travers de deux voies. Il s’agit d’un chemin qui bifurque, avec des horizons distincts.

Un recuerdo para ti | fotografia sobre alumínio | 120cmx80cm | 2009Un recuerdo para ti | fotografia sobre alumínio | 120cmx80cm | 2009

À un niveau suggérant au spectateur ce qu’il ne sait pas voir, il s’agit de dire : “Voici le temps du colonialisme portugais finalement “mutilé”. Ceci ne manque pas de renvoyer au fait que, d’un point de vue historique, les actes de l’iconoclastie et de contre-pouvoir aient été pratiqués sur les visages apparaissant sur les images, ni le fait que Kiluanji, en tant qu’Angolais, parle à Lisbonne d’un passé portugais, s’assumant en tant que “paradoxe permissif” (Nathalie Heinich), où le pouvoir incorpore sa critique et l’expose dans le contexte institutionnel de l’art contemporain.

À un deuxième niveau, on essaie de produire un court-circuit à travers le montage et l’occupation des éléments vaguement ou ouvertement étranges (dans l’esprit d’Icarus 13), de l’existence de relations déstabilisatrices entre les images et leurs mémoires. Voyons succinctement : en plaçant la statue de type commémoratif à l’horizontale, à l’inverse des monuments, des obélisques, des monuments commémoratifs, des menhirs ou de la sculpture selon la logique de la plinthe, Kiluanji vient réfléchir sur les conditions dans lesquelles la sculpture contemporaine réalise une rupture esthétique avec la logique du monument (que Damián Ortega réalise splendidement) : fragmenter une image est, dans ce cas, rappeler la fragilité d’un canon.

Pour renforcer cette opération, K. Kia Henda cloître l’image de P. Dias de Novais dans une géométrie claire : les dimensions du rectangle (2,50 x 50) et la hauteur à laquelle elle est exposée rappellent des exemples de sculpture minimaliste (par ex. Donald Judd). La boîte fonctionne comme un conteneur au sein duquel l’image est déposée, comme un gisant, dernière adresse de ce type de représentation qui, dans l’art portugais, a été lié à l’académisme modernisé de l’”Estado Novo”4.

En rapportant cette image à la contemporanéité et en l’impliquant dans ces procédures, nous “relisons” Rosalind Krauss et la notion de “champ élargi de la sculpture”5  (R. Krauss : 1979). Krauss explique que la logique de la sculpture est inséparable de la logique du monument, et que les mouvements artistiques des années 60 (Krauss fait remonter la genèse de ce processus aux avant-gardes historiques), symptomatiquement contemporaines des premières indépendances en Afrique, opèrent une rupture d’ordre esthétique.

C’est dans cette bifurcation suscitée par “Transit” que Kiluanji renforce le sens des images, optant pour le chemin qui a conduit à une perception fragmentaire et séquentielle de la réalité, qui a supporté le passage d’un principe vertical (porteur de toute la relation sculpture-monument) à un principe horizontal. Sans prétention de reconstruire l’histoire, mais simplement en la regardant en transit.

Originellement publiée à l’ArteCapital

  • 1. Jan Vasina citado por Wyatt MacGaffey, Crossing the River: Myth and Movement in Central Africa, International symposium Angola on the Move: Transport Routes, Communication, and History, Berlin, 24-26 September 2003, http://www.zmo.de/angola/Papers/MacGaffey_%2829-03-04%29.pdf (acedido a 7/09/2009)
  • 2. 3ª Trienal de Guangzhou “Farewell to Post-Colonialism” (Cantão, China), 2008, a presenté 184 artistes de 40 país, et mettant l’accent sur l’art contemporain d’Afrique et d’artistes africains de la diaspora.
  • 3. Un dialogue peut être proposé entre Icarus 13 et Spoutnik de Joan Fontcuberta, artiste catalan, qui ficcion la vie d’Ivan Istochnikov, cosmonaute russe. La double disparition (condition pour la récupération de l’événement artistique) somme, par exemple, que “Ivan Istochnikov” être la traduction russe de Joan Fontcuberta, et le protagoniste de “fiction” le propre Fontcuberta.
  • 4. Ce qui à resté connu par le célèbre designation de José Augusto França, eskulturas, écrit avec la lettre k, car ils avaient tous la couverture. José Augusto França, Quinhentos Folhetins, Vol 1, Collection d’Art et Artistes, Imprensa Nacional - Casa da Moeda, Lisbonne, 1984.
  • 5. Rosalind Krauss, ‘Sculpture in the Expanded Field’ in The Originality of the Avant-Garde and Other Modernist Myths, Cambridge, Mass.: MIT Press, 1986, p.279.
Traduction:  Marie-Laure Cordara

par Marta Mestre
Cara a cara | 20 mai 2010 | angola, in transit, instalation, Kiluanji Kia Henda, soleil, space