Réunion avec le passé: les nouveaux marrons face au "génocide culturel" européen

Ils avaient soif de liberté. Pendant deux siècles, des esclaves fugitifs se sont aventuré dans les hauteurs de La Réunion et y ont bâti un mystérieux royaume, symbole de la résistance à l’esclavage. Aujourd’hui, alors que la vie sur l’ile s’européanise, les réunionnais ont soif d’identité. Des poètes, historiens, tisaneurs ou musiciens se soulèvent pour défendre l’histoire et la culture créole - et survivre au “génocide culturel”.


“Si on ne sait pas d’où on vient, on ne saura pas où on va. Il faut dépasser la peur, raconter notre propre histoire”, s’exalte l’homme aux longs cheveux et à la barbe pointue. En arrière plan, la préfecture de St Denis, capitale de La Réunion. “Aujourd’hui, 10 mai 2016, nous osons rendre hommage à tous ces combattants de la liberté qui ont donné leur vie pour nous restituer cette humanité qui nous a été jadis confisquée.” Les paroles du poète et activiste Christophe Barret se mêlent dans l’air ensoleillé aux percussions du maloya. C’est la Journée nationale des mémoires de la traite et de l’esclavage. Face au refus des autorités de la célébrer, quelques dizaines de personnes, militants d’associations pour la culture créole comme Laklarté, Komité Éli, Mouvman Lantant Koudmin ou Rasine Kaf, le font eux-mêmes.

Soudain, un jeune escalade la statue qui trône sur le jardin et lui couvre le visage avec son t-shirt noir. La police essaye d’empêcher d’autres gens de s’approcher du monument pour lui cracher dessus. L’homme en bronze impassible est Mahé de La Bourdonnais - ancien gouverneur et figure majeure du colonialisme à la Réunion. “Ceux qui nous ont soumis a l’esclavage demeurent omniprésents dans les noms des rues, des écoles…”, dénonce Christophe. “On doit effacer ces symboles de notre univers, choisir nos héros”. L’année dernière, il est déjà passé à l’acte : il a rebaptisé des rues sur toute l’ile, leur attribuant les noms de héros esclaves.

“On fond et confond notre histoire dans l’histoire de France. On nous apprend que c’est la France qui a fait de la Réunion ce qu’elle est, et qui a généreusement aboli l’esclavage”, accuse-t-il. “La France qui s’est nourrie et enrichie grâce au système colonial esclavagiste. Elle est à la fois notre mère nourricière et notre bourreau.”

Pour ces réunionnais, ce système se perpétue, insidieusement, et d’autant plus ces cinquante dernières années: l’assimilation, le mépris voué à la culture créole, le “génocide culturel”. “On se retrouve forcé à reconstruire une histoire, une culture”, dit Christophe. “Cela est aussi notre force.”

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“C’est le paradis!”, s’émerveille un groupe de randonneurs au sommet du Maido. En arrière plan, des ravines, sommets, forêts et bassins à couper le souffle. Les Hauts de la Réunion sont classés depuis 2010 Patrimoine Mondiale de l’Humanité et attirent tous les ans des milliers de touristes. Nombreux ignorent que ces sentiers, ces ilets et ces noms intrigants sont l’héritage d’un mystérieux royaume rebelle.

Depuis les tous premiers habitants en 1663 jusqu’à l’abolition de l’esclavage, des milliers d’hommes, femmes et enfants, enlevés depuis Madagascar ou le Mozambique, ont osé fuir les plantations. La soif de liberté a mené les esclaves fugitifs - les marrons - aux hauts des sommets vertigineux, aux profondeurs des luxuriantes forêts. “Ils ont crée comme un royaume intérieur, avec des rois, reconnus comme tels. Ils ont reproduit ici ce qui était l’organisation sociale malgache.” L’historien Loran Hoareau embarque aujourd’hui dans une recherche pour lier la toponymie des Hauts de La Réunion au marronnage. Si, dans la bruyante agitation du bas, les noms des rues et places honorent encore les colons, ces sommets et cirques majestueux - appelés Cimendef, Anchaing, Mafate… - sont gardiens de la mémoire des marrons. “Cette toponymie, d’origine malgache, fait apparaitre une sorte de carte mentale. Quand on sait la lire, ça permettait aux marrons d’optimiser leurs conditions de survie. Il y a les lieux où trouver à manger ou boire, où trouver des plantes médicinales, de vocation cultuel, pour rendre hommage au morts, ou pour piéger les colons.”

Sous la main de La Bourdonnais, croît le recours a l’esclavage  - et le marronnage devient l’ennemi numéro un de la colonie. On met alors en marche la chasse aux marrons. Les chasseurs partent armés dans les hauts et “s’organisent eux-mêmes autour d’un chef, qui cherche à abattre le roi des marrons, pour détruire ce royaume”, explique Loran. Oreilles ou pieds coupés, cent coups de fouet, fer rouge, sont des peines prévues pour les marrons dans le “code noir” de 1685. Elles sont préférés à l’exécution, vu le manque de main d’œuvre servile.

Insatisfait par le manque de récits historiques - “on ne peut pas se contenter des figures littéraires, d´honorer un personnage qui est un mythe” - Loran vise, par la recherche, à se reconnecter aux figures de la résistance noire à la Réunion, à comprendre jusqu’ou ils ont mené leur acte de résistance. “Il y a des esclaves qui construisent des bateaux pour essayer de rentrer à Madagascar. Il y a des mères avec leurs enfants qui se suicident dans les ravins, préférant mourir à se faire attraper par les chasseurs et redevenir esclaves.”

Et lors de l’abolition, en 1848, qu’est-ce qui arrive à ceux qui sont toujours en marronnage? On ne le sait pas. “Il y a toujours cette dimension de mystère par rapport à ce qui s’est passé à l’intérieur de l’ile”. Si le royaume se dissipe, la légende des marrons demeurera présente dans l’imaginaire réunionnais, dans la littérature, dans la musique, inscrite sur les sommets brumeux qui trônent sur l’ile.

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“Gèt koté nou sava. Gayar Maloya dan tout’ kalité kabar”, chante la jeune fille. En arrière plan, le soleil succombe sur l’océan indien. “Regarde où nous allons. Regarde où nous emmenons la puissance du Maloya.” Musiciens et publique voguent dans une transe dansante.  

“La première fois que j’ai entendu du maloya, j’ai été complètement happée, transcendée”, raconte Marie Lanfroy, chanteuse du groupe Saodaj’, qui mélange des racines réunionnaises avec des instruments et sonorités du monde. Ame musicale de la Réunion, énigme historique, le maloya a dû aider les marrons à survivre dans les montagnes et permis aux descendants d’esclaves et d’engagés de perpétuer leurs rites animistes. “C’est une musique issue de différents cultures, de gens qui se sont battu pour se libérer des chaines d’une société malade. Transmise oralement, elle permettait d’exorciser leur douleur. Elle a une histoire si brutale et douloureuse, et est en même temps une musique de liberté. C’est une piste de décollage, c’est la musique de tous les possibles.”

Une autre remarquable pratique culturelle des esclaves, passée inaperçue au regard colonial, émerge dans l’espace publique après l’abolition - le moring, art guerrier hérité d’un passé afro-malgache, pratiqué dans le secret des plantations et apparenté à la capoeira brésilienne.

“Ces formes culturelles des diasporas ont de multiples origines, sont le fruit de métissages, de créolisation – elles sont vivantes”. Karl Kugel, investiguant depuis vingt ans les relations entre l’Afrique et la culture réunionnaise, s’est fasciné pour ce “miracle de la mémoire immatérielle”. “Pour ces groupes dominés, et qui n’avaient pas d’écrits, de photos, de films, ces pratiques sont les seuls véhicules culturels, qui permettent de transmettre la mémoire d’une pratique, d’une histoire, d’une langue, d’une relation avec l’ancestralité…”  

Depuis les années 1960, la Réunion devenue département français, le maloya et le moring, associés aux revendications autonomistes et au Parti Communiste Réunionnais, sont ostracisés et interdits. Quand ce photographe et créateur visuel est parti investiguer les origines du moring, qu’il trouvera dans des danses du nord du Mozambique, il a été stupéfié de ne trouver point d’information ou document, de comme on peut balayer la mémoire d’un peuple. “On sait un tas sur Roland Garros, mais sur les pratiques qui concernent les trois quarts de la population, on ne sait rien. Elles ont faillit disparaitre, balayées par la modernité. C’est tragique.”  

“On aimerait que l’histoire de La Réunion et du maloya émerge de cette espèce d’amnésie”, revendique Marie. “Écrire cette histoire est un devoir », concorde Karl, “Mais c’est en même temps une histoire impossible à écrire.”

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“Les marrons transportaient avec eux les secrets des plantes.” En arrière plan, l’immense Cirque de Cilaos - du malgache Tsilaosa, « lieu où l’on est en sécurité ». Dans la brousse, d’un geste sûr et tranquille, l’homme cueille des fleurs jaunes - plante endémique des Hauts, utilisée pour les problèmes gastro-intestinaux et urinaires, réputée miraculeuse pour les douleurs menstruelles.

Le Refuge Au Boucan des Cabris Marrons est plus qu’un gite où Valmyr Turbot accueille des randonneurs - c’est “une quête humaine, pour retrouver les espaces de liberté qu’on avait avant”. Ce tisaneur et musicien est devenu figure charismatique du Dimitile - montagne qui porte le nom du roi marron dit “l’Insaisissable”, qui l’aurait habité pendant dix ans, avant d’être retrouvé et assassiné.  

“La Réunion est un croisement de peuples, et donc de connaissances, dans un environnent botanique unique”, explique Valmyr. “Isolés dans une ile, il fallait se guérir avec ce qu’il y avait ici. Le tisaneur était quelqu’un reconnu dans sa communauté, qui porte un savoir ancestral sur les plantes médicinales, transmis de génération en génération, parfois en secret. Il est un garant de la transmission de la mémoire.”

Valmyr est membre de l’APLAMEDOM, association qui rassemble aujourd’hui des tisaneurs et différents experts pour la recherche et valorisation des plantes médicinales réunionnaises – une médecine qui, souligne-t-il, “peut être utilisée par tout le monde, hors du monopole des pharmaceutiques.” Mais si la science moderne vient valider ce savoir ancestral, les tisaneurs ont de plus en plus de mal à trouver des jeunes à qui passer le relais. “Les anciens sont en train de perdre leur territoire. De plus en plus de gens habitent dans les villes, les nouvelles générations adoptent la culture américaine et européenne. Il y a de moins en moins de plantes en sécurité dans les jardins des familles. Avec la sécurité sociale, s’est généralisé un système de santé tout médicalisé et pharmaceutique. “Les tisaneurs”, remarque Valmyr, “sont les gardiens d’une sagesse dans la relation avec soi-même, l’environnent et l’autre - une sagesse très précieuse, parce que de plus en plus rare.”

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En arrière plan, des HLM et des grues qui en aident d’autres à s’ériger. Un homme souriant souhaite la bienvenue en cet improbable paradis fleuri au milieu de la ville - un temple qui accueille tous les visiteurs, quelles que soient leurs croyances. “Notre droit de naissance est la liberté. Rester enfermé dans toutes sortes de croyances ou d’adoration nous rend prisonniers, incarcérés.”

Swami Advayananda est le responsable de l’Ashram de la ville du Port. Elevé dans un milieu catholique – où l’hindouisme, comme les rites afro-malgaches, “était associé à la sorcellerie et au diable” - il pensait devenir prêtre. Mais dans les temples de l’ile il se laisse un jour fasciner par hindouisme, il quitte un bon emploi et se dédie au yoga, au sanscrit et aux textes spirituels. Dans cet ashram il promeut des rencontres qui rassemblent des figures de toutes les religions de l’ile, auxquelles l’église catholique, autrefois religion officiel du régime colonial, a pourtant mis des années à rejoindre. “On découvre que les valeurs prônées sont universelles”, dit-il, “à condition de dépasser les dogmes et traditions.”

Au fil des siècles, esclaves malgaches et africains, engagés indiens et chinois, pirates et naufragés on fait de la Réunion un carrefour unique de cultures et religions. “On ne doit pas l’idéaliser : toutes ces cultures ont été forcées à vivre ensemble. Mais c’est un mélange incroyablement intéressant. Elles sont définitivement liées, il n’y a pas de ghettos”, atteste Marie Lanfroy. Ici au Port, ou elle habite et étudie les beaux-arts, on entend les cloches d’une église, l’appel d’une mosquée, les chants d’un temple tamoul, les percussions du maloya. “En ces jours obscurs, de division, de peur de l’autre, nous sommes un exemple pour le monde.”

Le swami, qui rêve d’une Réunion “autonome, responsable de soi même”, voit la singularité de son ile menacée. “Je crains la disparition de la culture créole. On est trop assimilé par la France. On nous force à parler français, et je crains que d’ici cinquante ans le créole ait disparu. C’est une richesse culturelle, c’est notre identité.”

Entre 1963 et 82, un millier et demi d’enfants réunionnais, parmi eux le responsable de l’ashram du Port, ont été expatriés vers la Creuse et autres départements français - drame que le documentaire “Rassine Papa Momon” rappelle à nos mémoires. Aujourd’hui, ce sont les jeunes réunionnais qui partent grossir les rangs de la diaspora, pendant que de plus en plus de zorey (créole pour « français ») viennent pour y passer une période ensoleillée de leurs vies – ils représentent déjà 1 sur 10 habitants de l’ile, selon les chiffres de l’INSEE.

“Il y a une substitution qui se fait. Ce sont des européens qui apparaissent à la télé, l’économie est dans leurs mains.” Swami Advayananda observe aussi la surpopulation (en trente ans, la population est passée de moins de 550 mille à 850 mille habitants), et la diminution de la qualité de vie, avec de plus en plus de gens emboités dans des immeubles, sans espace pour s’épanouir (quatre Réunionnais sur cinq vivent aujourd’hui dans une grande aire urbaine).

“Un jour on ne reconnaitra plus La Réunion”, lance Marie. “Supermarchés, consommation, déchets, tourisme de masses [endéans le premier semestre de 2015, l’ile a accueilli 200 mille touristes]… La mondialisation est arrivée subitement, très vite. Les gens ont eu accès à plein de choses d’un seul coup. Dans certains endroits on a l’impression d’être à la Côte d’Azur. Dans le paysage comme dans les mentalités. Ça me fait peur.”

Les interminables bouchons quotidiens ne sont qu’un symptôme de la folie consommatrice. Entre St Denis et Le Port, Vinci bâti sur pleine mer la pharaonique nouvelle route du littorale, l’une des plus chères au monde. Coulant de cette étrange éruption capitaliste, la tache de béton s’étend telle une lave stérile. “On construit énormément. On coupe des arbres centenaire, témoins de l’histoire de l’ile”, regrette Marie. “Ce sont les racines des réunionnais qu’on coupe. C’est la mémoire même de la Réunion qu’on est en train d’effacer.”

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“Nous sommes héritiers de ceux qui depuis toujours se sont levés contre le système, en même temps que nous sommes héritiers de ce système”, observe Cristophe Barret. “Etre en marronnage aujourd’hui c’est connaitre et reconnaître le marronnage qui a existé. C’est un subtil mélange de loyauté et de révolte. C’est rappeler qui nous sommes, nos racines. Les poètes, les tisaneurs, ceux qui jouent le maloya, qui font du moring… Chacun à son niveau fait face au rouleau compresseur de l’assimilation.”

Les deux joueurs touchent le sol et lèvent les mains au ciel, dans un geste de mémoire qui les relie à l’ancêtre. Puis, les poitrines des corps en duel se frappent dans un saut. Le moring connaît récemment à La Réunion un véritable renouveau. Sous l’égide de Jean-René Dreinaza, ancien champion de boxe française d’origine malgache, il a été codifié comme une pratique sportive et des clubs et écoles surgissent partout sur l’ile.

Le maloya, qui est toujours resté vivant dans l’intimité de l’ile, a été en 2009 reconnu comme patrimoine immatériel de l’humanité. Porté par des références comme Danyel Waro ou des nouveaux groupes comme Saodaj’, aujourd’hui il dépasse les traditionnels kabars pour monter constamment sur les scènes réunionnaises et se faire connaitre dans le monde. “Nous avons pu constater à quel point cette musique pouvait toucher les gens au delà des frontières”, témoigne Marie Lanfroy.  

Pour Karl Kugel, le plus grand danger pour la culture populaire est qu’elle devienne du folklore - un spectacle coagulé qui se joue pour des touristes avec des vêtements ‘traditionnels’. “On vie dans un monde de spectacle, entourés de choses fausses – et en même temps il y a ce désir trans-générationel, cette nécessité profonde de toucher à nouveau à des choses vraies.”

Depuis les hauts du Dimitile, Valmyr Turbot observe aussi souffler un vent de changements. “Il y a une espèce d’urgence, un fort retour aux plantes, aux choses simples, à la sagesse, aux connaissances millénaires. Les gens cherchent des référents, des réponses. Ça révèle une maladie de toute une société : dans ce système on a été privé du pouvoir de choisir, de créer sa propre vie.”

Dans un monde ou la beauté et l’horreur se côtoyaient, observe Karl, les pratiques culturelles que la diaspora a disséminées partout surpassent la tristesse et la violence de l’esclavage, elles sont un éloge à la force de l’être humain. Pour Christophe, l’histoire de la Réunion témoigne “cette infinie capacité de l’être humain, qui du pire peut faire apparaître le mieux : face à l’esclavage, un système ignoble qui nous divise et nous sépare, est née la créolité, que nous rassemble.”

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Une version de ce reportage a été publié sur le journal CQFD, mensuel de critique et d’expérimentation sociales

par Francisco Colaço Pedro
A ler | 5 novembre 2018 | génocide culturel, histoire, La Réunion